Politiques macroéconomiques : une nouvelle donne ?

Jézabel Couppey-Soubeyran
maîtresse de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en économie monétaire et financière et conseillère scientifique de l’Institut Veblen | + autres articles
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Séance commune de deux séminaires de la Fondation Gabriel Péri : « Face à la pandémie : des choix de société » et « Capitalisme : vers un nouveau paradigme ? » Avec Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste, maîtresse de conférences à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne en économie monétaire et financière et conseillère scientifique de l’Institut Veblen, et Denis Durand, codirecteur d’Économie&Politique et membre du conseil d’administration de la Fondation Gabriel-Péri. Le débat était animé par Alain Obadia, président de la Fondation Gabriel-Péri. Pour en savoir plus : https ://gabrielperi.fr/initiatives/se…

Alain Obadia : On voit bien que la crise sanitaire a grandement accéléré des phénomènes qu’on voyait déjà poindre depuis quelque temps avec l’arrêt brutal de l’activité engendré par la diffusion de la COVID. La question s’est posée à une échelle inconnue jusqu’alors de définir des plans de soutien à l’économie et de mettre en œuvre des plans de relance qui sont dans certains cas massifs. Par bien des aspects, ces mesures remettent en cause les dogmes de l’équilibre budgétaire que constituent par exemple les critères de Maastricht et le pacte budgétaire européen. Bref, elle aurait été impensable il y a seulement trois ans, comme l’aurait été le plan décidé par l’administration Biden. Pour autant, rien n’indique aujourd’hui que les politiques d’austérité et de réduction de la dépense publique soient abandonnées.

Il est donc très important de comprendre à quelle évolution nous avons à faire face et quels sont les différents possibles qui sont devant nous. Notre séance a également une autre caractéristique : c’est une séance qui est commune à deux séminaires de la Fondation, l’un qui est en cours, l’autre qui en quelque sorte s’ouvre ce soir. Le premier est intitulé « Face à la pandémie, des choix de société ». Il a été conçu dans la suite d’un numéro de notre web magazine SILOMAG qui est paru en juillet 2020. Il pose la nécessité de l’intervention de la pensée critique pour réfléchir au-delà de la crise sanitaire sur la nature de la crise de civilisation que nous vivons et sur les changements de trajectoire indispensables face au désastre des politiques néolibérales. Notre séance de ce soir est sa troisième séance de ce séminaire-là. L’autre séminaire, qui s’ouvre ce soir, est intitulé « Capitalisme : vers un nouveau paradigme ? ». Son objectif est d’analyser les redéploiements et restructurations des objectifs, des conceptions, des stratégies et aussi des formalisations théoriques qui caractérisent le capitalisme aujourd’hui. Les sujets ne manquent pas, du « capitalisme vert » à l’entreprise de mission en passant par le protectionnisme national ou continental, ou encore la thématique du retour de l’État. Cela nous impose un travail de connaissance et de compréhension d’une réalité qui, nous le voyons bien, est en mouvement. Ce séminaire qui démarre ce soir se déroulera sur une période de 18 mois. Il pourrait se composer de huit séances à raison d’une séance tous les deux mois et il sera normalement clôturé par un colloque dans le courant de l’année 2022. Il devrait faire également l’objet d’une publication au cours de cette même année. Il sera conçu et se déroulera en coopération avec la revue Économie&Politique. Cette coopération prendra notamment la forme d’une restitution des différentes séances dans les numéros de la revue qui viendront en complément du fait que nos séances évidemment sont sur internet.

Denis Durand : À la question qui sert de titre à cette séance, « Vers une nouvelle donne des politiques macro-économiques ? », la réponse que je voudrais esquisser – et qui est faite pour être discutée – est qu’il y a bien la recherche d’une nouvelle donne à l’échelle mondiale, sous l’impulsion principalement des dirigeants américains ; mais que cette nouvelle donne mondiale n’est pas assez « nouvelle », ni assez « mondiale » pour répondre vraiment à la crise jumelle, sanitaire et économique.

Je voudrais commencer par replacer rapidement dans une perspective historique les événements tout à fait extraordinaires que nous vivons. Du point de vue marxiste qui inspire nos travaux, la vie économique est rythmée par l’accumulation du capital : de l’argent qui cherche à s’accumuler sans cesse à travers l’extraction de profits. Nous savons aussi que ce processus est le siège de contradictions qui se manifestent par une alternance de périodes de prospérité et de périodes dans lesquelles accumuler du capital est plus difficile.

La dernière grande période d’expansion et d’accumulation dynamique a pris son essor dans les transformations structurelles consécutives à la crise des années trente. À partir de la fin des années 60, la dévalorisation structurelle de capital public – ce qu’on appelle le capitalisme monopoliste d’État – est devenue inefficace pour stimuler l’accumulation du capital. On l’a constaté à différents signes : l’accélération de l’inflation, la montée du chômage, des épisodes de récessions de plus en plus sévères. Il a fallu dix ans pour qu’on prenne conscience que les politiques qualifiées de « keynésiennes » qui avaient été menées depuis la Deuxième guerre mondiale ne parvenaient plus à surmonter cette crise structurelle de suraccumulation du capital. C’est à ce moment-là que, délibérément, sous l’influence des idées néolibérales, il a été décidé de porter au pouvoir les marchés financiers.

Au tournant des années 1970 et 1980, toute une série de mesures de politique économique, de politique monétaire en particulier, ont eu pour objet et pour effet de mettre en quelque sorte le financement de l’économie dans les grands pays industrialisés sous le contrôle des grands acteurs des marchés financiers : grandes banques internationales, fonds de placement, gestionnaires de portefeuilles… Ce traitement de choc a fait remonter un peu partout dans les pays développés les déterminants du taux de profit : la part des profits dans la valeur ajoutée et l’efficacité du capital. Mais on a dû constater, contrairement aux grands cycles précédents de l’histoire économique, que les trente ans de difficultés de la fin du XXe siècle ne débouchaient pas durablement sur une nouvelle dynamique de l’accumulation du capital. Voilà bientôt 60 ans que se prolonge une phase où on n’a pas d’effondrement généralisé mais où les difficultés semblent se prolonger indéfiniment, avec des récessions de plus en plus de plus en plus marquées et des crises financières de plus en plus violentes, jusqu’à la grande crise des « subprimes » de 2007 et à la « grande récession » de 2009.

Ces événements ont marqué un premier tournant des politiques économiques, après la période des politiques néolibérales. Les formes de l’intervention de l’État dans l’économie sont devenues spectaculaires avec des plans de relance gigantesques aux États-Unis – 500 milliards de dollars – et en Chine, un peu moins en Europe, avec un creusement des déficits budgétaires et une augmentation soudaine des dettes publiques, rendus possibles par une expansion extraordinaire de la création monétaire des banques centrales. Celles-ci ont alors adopté des politiques qualifiées de « non conventionnelles », à savoir un refinancement extrêmement favorable des banques et le recours à des achats massifs de titres publics alors même qu’en Europe cette technique était théoriquement proscrite par les traités. Autre aspect de ce tournant : la mondialisation industrielle, commerciale et surtout financière qui s’était manifestés à la fin du XXe siècle a connu un premier coup de frein à partir de 2010. Les multinationales, qui organisent cette mondialisation, ont eu moins tendance à disperser les chaînes d’activité sur l’ensemble du monde.

J’en viens maintenant à ce qui est en train de se passer maintenant, en quoi est-ce différent depuis la pandémie ? De fait, il y a du nouveau.

Il y a d’abord le principe du « quoi qu’il en coûte ». Il a fallu à peine quelques semaines après l’arrivée du virus en Europe pour que les gouvernements de la zone euro, la Banque centrale européenne et la Commission européenne décident de suspendre la contrainte des 3 % de déficit public et toutes les normes budgétaires accumulées par les traités successifs. C’est une leçon intéressante d’un point de vue politique : quand les circonstances l’exigent, ceux qui dirigent les entreprises et les gouvernements peuvent ignorer – au moins pour un temps – les règles habituellement considérées comme les plus sacrées.

Aux États-Unis, on a eu des phénomènes à peu près comparables avec des plans de relance absolument gigantesques sur lesquels je vais revenir. La Chine, qui s’en est mieux sortie du point de vue sanitaire – c’est le seul grand pays qui n’aura pas connu un recul de l’activité en 2020 – a pu se permettre d’être plus modeste dans l’effort de relance, et un peu moins coopérative qu’en 2008.

La différence entre les États-Unis et l’Europe, c’est que du côté américain on a laissé jouer beaucoup plus les mécanismes du marché, en particulier sur le marché du travail : en trois semaines, 18 millions d’américains se sont inscrits au chômage ! À l’inverse, en Europe, on a pris le parti de maintenir les gens dans leur emploi autant que possible avec les mécanismes du chômage partiel en particulier. Cependant, l’État américain, sous le gouvernement de Trump, a quand même dû recourir à la distribution de chèques aux familles pour que les plus défavorisés ne se retrouvent pas sans ressources. Parallèlement, la Réserve fédérale américaine s’est lancée dans une politique de création monétaire effrénée avec plus réactivité que la Banque centrale européenne.

Avec l’élection présidentielle américaine et le changement politique aux États-Unis, on est très impressionné par les annonces de Joe Biden. Il y avait déjà un plan de soutien de l’économie décidé sous Trump pour 3 000 milliards de dollars. S’y ajoutent désormais trois plans : un plan de relance économique de 1 900 milliards de dollars, un plan d’investissements et de développement des infrastructures publiques baptisé « plan pour l’emploi » pour 2 250 milliards sur huit ans, et enfin un « plan familles », une sorte de volet social de cette politique. 6 000 milliards de dollars en plus de ce qu’il y avait déjà, donc près de 9 000 milliards de dollars de dépenses publiques, étalés certes sur plusieurs années. Une impulsion exceptionnelle qui comporte une dimension « sociale », au moins dans les intentions. Joe Biden avait annoncé qu’il voulait doubler le SMIC, il a dû y renoncer faute de majorité au congrès et ça risque d’être le cas pour d’autres mesures déjà annoncées.

Il y a enfin des annonces qui ont une portée internationale : celle d’une augmentation de l’impôt sur les sociétés et l’adoption d’une politique visant à maintenir un taux d’impôt sur les sociétés minimum. C’est est très nouveau par rapport à ce qu’on a entendu répéter sur tous les tons depuis les années 80 et l’hégémonie de l’idéologie néolibérale – libérale en ce sens que c’est le capital qui a le levier de commande, cela ne veut pas dire que l’État n’est pas là, au contraire, le capital s’appuie énormément sur l’intervention de l’État.

Le problème, c’est qu’il n’est pas évident que tout cela soit de nature à sortir l’économie américaine et l’économie mondiale des difficultés. Par exemple, les indicateurs de suraccumulation de capital ne semblent pas se redresser durablement, il y a plutôt des signes de dégradation et pour 2020-2021 on ne voit pas la perspective d’un redressement spectaculaire de la productivité globale, par exemple.

D’où le deuxième point de mon intervention : les solutions recherchées ne sont ni assez mondiales, ni assez nouvelles.

Elles ne sont pas assez mondiales parce que ce que font les États-Unis ne peut pas être généralisé partout ailleurs. On l’a dit, ils y sont allés très fort sur la politique monétaire, pour deux raisons. D’abord parce qu’ils en ont vraiment besoin : comme on l’a vu, les chocs sur l’emploi, sur la situation sociale des ménages sont très violents aux États-Unis, beaucoup plus qu’en Europe. C’est vrai depuis toujours et c’est pourquoi les politiques conjoncturelles aux États-Unis ont toujours été plus actives que dans des pays comme l’Allemagne ou comme la zone euro parce qu’il n’y a pas les mêmes amortisseurs en cas de choc. Ils sont donc obligés de veiller sur la conjoncture, comme du lait sur le feu, beaucoup plus que les Européens.

Mais c’est surtout parce qu’ils peuvent se le permettre. Le privilège du dollar permet aux États-Unis d’attirer des capitaux du monde entier, de faire monter ou baisser le dollar en fonction des intérêts de Wall Street et du capital américain, ce que d’autres pays développés, notamment ceux de la zone euro, ne peuvent pas faire malgré tous les efforts pour essayer de rivaliser dans l’attraction des capitaux. Par conséquent, ce que font les États-Unis, les autres ne peuvent pas le faire et cela les place sous une pression terrible [1] . De fait, aux États-Unis la reprise de l’activité est plus avancée qu’ailleurs, et c’est le seul grand pays développé où l’activité a déjà rejoint son niveau de 2019. La contrepartie, c’est un creusement du déficit commercial qui oblige les Américains à faire pression sur le monde entier pour attirer des capitaux, avec toutes les complications liées au fait que pour l’instant les des taux d’intérêt sont très bas ; mais des pressions inflationnistes commencent à se manifester, une rivalité va se manifester entre les banques centrales pour remonter ou pas les taux d’intérêt. Tout ceci crée des tensions internationales alors qu’il faudrait au contraire répondre au besoin d’une coopération. Ces politiques coopératives que le FMI réclame aujourd’hui n’ont pas lieu à cause de ces rivalités entre impérialismes et de cette hégémonie américaine – America first ! – qui marque un aspect de continuité entre la politique Trump et celle de son successeur.

Deuxièmement, ce n’est pas assez nouveau parce que les priorités qui sont données à ces politiques de relance – aussi bien, pour le coup, aux États-Unis qu’en France – sont des politiques, au mieux de soutien à l’investissement, mais qui passent par le soutien aux profits. Toute la politique Macron – Le Maire depuis le début de la pandémie se présente comme une politique de soutien social, de préservation de l’emploi, de préservation des entreprises ; mais quand on regarde une par une les mesures qui sont prises, c’est bien la logique de la rentabilité du capital qui est sous-jacente. C’est flagrant avec les baisses d’« impôts sur la production », plus encore avec les nouvelles diminutions de cotisations sociales prétendument pour aider à préserver les emplois et à empêcher une entreprise les faillites ; même le chômage partiel consiste pour l’État (via l’UNEDIC) à payer les salaires à la place des employeurs et donc ça ne change pas les règles du jeu, ça aggrave les politiques de « baisse du coût du travail ».

Aux États-Unis, il y a des chèques aux ménages, il y a une certaine velléité d’augmenter les impôts sur les riches et sur les grandes entreprises mais l’utilisation de cet argent est essentiellement axée sur l’investissement dans les infrastructures, sur des investissements dans le capital matériel. L’accent n’est pas mis sur ce qui est pourtant déterminant dans l’efficacité économique au XXIe siècle avec la révolution informationnelle : l’investissement dans l’emploi, dans la formation, dans les capacités des êtres humains. C’est pourtant cela qui serait quelque chose de profondément nouveau. Développer les services publics, c’est embaucher et former des médecins, des enseignants… Mais former un médecin c’est un « investissement » : c’est payer de l’argent pendant 10 ans pour sa formation et c’est seulement au bout de ce délai que les effets bénéfiques s’en feront sentir – effets sur la santé des patients et effets économiques reconnus socialement par la capacité de la Sécurité sociale à percevoir des cotisations. Eh bien, ce n’est pas là la priorité dans les politiques qui sont menées aujourd’hui.

Ma « conclusion » de politique économique est donc que si on veut apporter des solutions aux problèmes qui nous sont posés aujourd’hui on ne peut plus se contenter de déverser de l’argent sur l’économie, puisque cela revient à laisser les employeurs, les patrons, les détenteurs de capital décider, avec comme critère la baisse du coût du travail pour augmenter les taux de profit.

C’est ça qui ne marche pas dans les politiques actuelles et donc nous nous proposons de faire l’inverse.

Il faut aller voir ce qui se passe là où on prend des décisions sur l’utilisation de l’argent des entreprises, là on prend des décisions pour l’argent des banques. Nous proposons que les politiques économiques soient conçues dans ce sens – modulation de l’impôt sur les sociétés, modulation des cotisations sociales en fonction de la politique sociale de l’entreprise, nouvelle sélectivité de la politique monétaire… – mais aussi que l’on prenne au sérieux l’idée d’une prise de pouvoir par les salariés dans l’entreprise, par les usagers dans les services publics, pour imposer d’autres critères sociaux et écologiques. Sinon, si on se contente de déverser sur l’économie de l’argent public, cela produira plus d’effets pervers qu’autre chose et ensuite, les marchés se retourneront vers nous en disant « maintenant, il faut payer la dette ! ». 

On ne peut pas dire « on s’attaquera au pouvoir du capital plus tard ». Bien sûr, l’adversaire est très puissant et très violent. Sa force, c’est qu’il est partout : dans les marchés financiers mondiaux, dans les organisations internationales, à Bruxelles, à Francfort surtout, il est dans les décisions nationales mais aussi dans les décisions que prennent des directions régionales des banques et des multinationales, dans celles qui se prennent également sous l’influence de ces banques et de ces multinationales dans le moindre territoire… Mais ça veut dire aussi qu’on peut s’y attaquer à partir du moindre territoire, à partir des luttes sociales qui vont, tôt ou tard et sous une forme ou sous une autre, exprimer la colère sociale. On a besoin que cette colère sociale se donne des objectifs. Nous proposons que l’objectif se concentre contre cette domination du capital, avec des propositions précises, des critères de gestion, une autre utilisation du crédit… et des propositions au niveau régional. On croit parfois que les régions sont un sujet en soi, à côté des élections nationales et de la « grande politique ». Mais supposons qu’un jour un gouvernement national fasse une grande politique, de gauche, sociale, écologique, qui s’attaque aux vrais problèmes : pour résister à toutes les pressions qui viendront « d’en haut », de l’international, de l’Europe, et d’« en bas », du patronat petit, grand et moyen – surtout du grand patronat – il aura besoin d’avoir des relais au niveau local, régional et aussi des alliances internationales.

Il y a là une cohérence et je pense que c’est un élément auquel on doit réfléchir pour évaluer s’il y a ou s’il n’y a pas une nouvelle donne dans les politiques macroéconomiques.

Jézabel Couppey-Soubeyran : je suis assez en phase avec la présentation de Denis. Je vais me concentrer plutôt sur le niveau européen.

Je suis tout à fait d’accord pour dire que la crise sanitaire a transformé la politique économique, particulièrement en Europe, même si cela ne veut pas dire que le résultat soit forcément satisfaisant. Comme partout, la crise sanitaire a nécessité une réponse forte de politique économique et ça a un peu obligé la zone euro à sortir de sa léthargie en la matière, à réhabiliter la politique budgétaire.

Une des caractéristiques fortes de la politique économique européenne jusqu’à la crise sanitaire était d’être profondément déséquilibrée. Une politique économique qui repose pratiquement tout entière sur la politique monétaire de la banque centrale européenne, une politique monétaire unique conçue pour la moyenne de la zone euro et qui, par définition, ne pouvait pas être ajustée aux caractéristiques nationales, ne pouvait donc pas répondre à des déséquilibres macro-conjoncturels nationaux.

La politique budgétaire n’avait quasiment pas de place, elle était bridée avec les règles budgétaires héritées du traité de Maastricht, et la crise sanitaire a obligés à la débrider. Pour combien de temps, on ne sait pas : c’est tout un sujet de savoir si ces règles vont être remises en vigueur à l’issue de la crise sanitaire. Sur le plan de la politique monétaire, il n’y a pas de transformation forte. Il y a – et c’est important – un changement d’échelle, c’est-à-dire que la crise sanitaire a obligé à amplifier et à poursuivre, et sans doute pendant longtemps, la politique monétaire qui a été menée en Europe depuis la crise financière. Les « mesures non conventionnelles » vont sans doute constituer la norme de la politique monétaire européenne pendant assez longtemps

L’autre aspect important de la crise sanitaire, c’est précisément qu’en réhabilitant la politique budgétaire on s’oblige enfin à combiner les deux, à avoir cette combinaison de politiques économiques, ce qu’on appelle le policy mix. C’est une transformation importante ; bien sûr se pose maintenant la question de l’efficacité de ces deux politiques et de leur combinaison actuelle.

La politique monétaire conduite par la Banque centrale européenne repose sur deux grands types d’opérations. Les premières consistent à refinancer les banques – la banque centrale est la « banque des banques ». Elle procure aux banques les liquidités dont elles ont besoin pour effectuer des règlements entre elles. Depuis plusieurs années déjà, les banques peuvent se refinancer sur des périodes de temps plus longues, jusqu’à quatre années au lieu de quelques mois au maximum. Ce sont des opérations qui se font à taux nul. La monnaie centrale est « gratuite » pour les banques, voire même subventionnée, c’est-à-dire qu’à certaines conditions elles peuvent obtenir ces liquidités auprès de la banque centrale à taux négatifs : c’est comme si la banque centrale payait les banques pour qu’elles viennent à son guichet prendre de la monnaie centrale et qu’ensuite elles puissent apporter la réponse qu’on attend aux besoins de l’économie.

Le deuxième grand type d’opérations, ce sont les opérations de rachats d’actifs. Cet « assouplissement quantitatif » de la politique monétaire – l’expression quantitative easing est devenue courante depuis la crise financière de 2008 – consiste en fait à acheter massivement des titres sur les marchés. Ces opérations ont pris une importance considérable. Les titres que les banques centrales achètent sur les marchés financiers sont en très grande partie des titres de dette publique. Pour ce qui est de la Banque centrale européenne et des banques centrales nationales de la zone euro qui, avec elle, forment l’Eurosystème, elles achètent massivement, non pas sur le marché de l’émission mais sur le marché secondaire, le « marché d’occasion ». Ces achats massifs facilitent encore dans une certaine mesure le financement des États de la zone euro. Ces titres détenus à des fins politiques monétaires représentent un peu plus de la moitié du bilan consolidé de l’Eurosystème ; en 2000, peu après la prise de fonction de la banque centrale européenne, c’était zéro pour cent. Cela signifie qu’aujourd’hui la Banque centrale européenne et les banques centrales nationales de la zone euro créent de la monnaie non pas seulement en octroyant un prêt mais en achetant des titres.

Ce n’est plus le mode traditionnel de création monétaire « encastré » dans la dette, par lequel la banque centrale crée de la monnaie centrale quand elle prête aux banques, selon le même mécanisme que celui par lequel les crédits bancaires créent des dépôts. Aujourd’hui, c’est essentiellement en achetant des titres que la banque centrale crée beaucoup de monnaie. Ce n’est plus la banque qui va demander un financement à la banque centrale, puis celle-ci répond à la demande de la banque commerciale. C’est la banque centrale qui décrète qu’elle achète des titres pour un certain montant, et la contrepartie à son bilan n’est plus un prêt que la banque doit lui rembourser, c’est un titre qu’elle détient : la contrepartie change, on n’est plus dans une contrepartie dette. La monnaie centrale est en train de se transformer en se désengageant de la dette.

C’est intéressant parce qu’on pourrait créer ainsi de la monnaie centrale et l’affecter à tout autre chose que des achats de titres de dette sur les marchés sur les marchés financiers. Mais pour le moment, cette monnaie « désencastrée de la dette » profite aux marchés et aux banques, c’est-à-dire à ceux à qui la banque centrale rachète des titres.

Je voudrais dire un mot des effets macroéconomiques et financiers de ces opérations. Est ce qu’elles sont efficaces, est-ce que cette politique monétaire très accommodante a les effets qu’on attend sur l’économie réelle ? Si vous invitiez des économistes de la Banque de France ou de banques centrales, ils m’apporteraient sans doute la contradiction mais ce que l’on peut constater, sans avoir certes de point de comparaison, c’est que les effets sur l’investissement sur l’emploi sur la croissance sont faibles. Si les banques centrales n’avaient pas fait ça, peut-être que la situation aurait été pire mais en attendant, ce que l’on constate c’est qu’il y a des milliers de milliards de monnaie centrale créée pour des effets assez faibles sur l’investissement, l’emploi et la croissance.

On peut objecter que ce n’est pas là l’objectif primordial de la banque centrale européenne. Son objectif primordial n’est pas l’emploi et la croissance, c’est la stabilité des prix. Mais est-ce que par ces opérations la banque centrale parvient à piloter l’inflation comme elle le voudrait ? La réponse est non. On voudrait qu’en mettant en circulation beaucoup plus de monnaie dans l’économie, cela se traduise ensuite par une augmentation du niveau général des prix. Je rappelle qu’en ce moment l’inflation est trop basse par rapport à la cible de la banque centrale, le problème du moment n’est pas l’inflation, c’est la déflation. La banque centrale ne parvient pas à atteindre sa cible. Peut-être qu’on va être surpris par la remontée de l’inflation venant des États-Unis, si elle provoque des effets d’inflation importée mais cela ne viendra pas des opérations de politique monétaire de la banque centrale européenne.

Quant aux effets macrofinanciers, ils sont assez ambigus. On sait que ces opérations sont menées, au moins à court terme, pour apporter la liquidité qu’il faut aux banques et aux marchés. D’une certaine manière, il s’agit de sécuriser les banques et les marchés, d’éviter une panique dans le secteur bancaire et financier. Le problème, c’est qu’à moyen et long terme ces mêmes opérations pourraient déstabiliser profondément le secteur bancaire et financier.

Les marchés sont sous la perfusion permanente de monnaie centrale et les banques centrales se sont transformées en très gros investisseurs sur les marchés, la BCE administre complètement le marché. Aux États-Unis c’est la même chose, c’est la Réserve fédérale qui tient complètement le marché. Ça va être très compliqué ensuite de défaire cette perfusion et de faire en sorte que les marchés puissent retrouver un fonctionnement normal. Il est assez cocasse que ce lieu emblématique du capitalisme contemporain soit autant sous perfusion, autant administré.

Le deuxième point pour lequel ça pourrait se pourrait être déstabilisant à moyen long terme c’est qu’avec ces rachats massifs d’actifs, la demande de titres émanant des banques centrales augmente, donc le prix des titres sur les marchés augmente et puis l’abondance de liquidités fait que des investisseurs qui se retrouvent avec des liquidités vont aller sur d’autres segments de marchés plus rémunérateurs, vers les marchés d’actions.

Les cours augmentent en premier lieu sur les marchés obligataires – c’est à cela que servent les opérations de rachats d’actifs de la banque centrale – mais également sur d’autres segments de marché, sur les marchés boursiers avec des indices boursiers qui sont qui sont aujourd’hui au plus haut et qui amènent une déconnexion assez effarante entre des marchés financiers tonitruants et nos économies qui sont qui sont encore pas mal affectés et dont on se demande si elles vont réussir à repartir. Donc vous avez ces phénomènes de bulles avec des augmentations de prix d’actifs qui s’auto-alimentent. Si ces bulles éclatent, on ira au-devant d’une crise financière.

Un autre aspect qui pourrait se révéler déstabilisant, c’est que la banque centrale aide les banques en donnant accès à sa liquidité à un coût nul, voire même en subventionnant tout cela.

De leur côté, les autorités « prudentielles », les autorités de surveillance des banques, ont opté pendant la crise sanitaire pour une stratégie qui consiste à relâcher les contraintes prudentielles afin de donner aux banques une sorte de bouffée d’oxygène pour qu’elles soient en capacité de répondre aux demandes de crédit de leurs clients. Au final, il se peut que les banques ensuite ne soient pas en mesure d’absorber les pertes qui vont peut-être se présenter s’il y a finalement beaucoup de crédits qui ne seront pas remboursés et si les faillites qui n’ont pas eu lieu jusqu’à présent parce que les entreprises étaient aidées se produisent avec un décalage dans le temps. Si on est dans cette configuration, il y aura des pertes pour les banques et le relâchement des normes prudentielles aura fait que les « coussins amortisseurs » de fonds propres auront été complètement dégonflés : les banques n’auront plus rien pour absorber ces pertes.

Finalement, ces opérations de politique monétaire ne vont pas tellement dans le sens de la stabilité économique, ni dans le sens de la stabilité monétaire, de la stabilité des prix, ni dans le sens de la stabilité financière à moyen long terme, c’est-à-dire qu’en fait elles ne vont pas vraiment dans le sens des objectifs qu’on confie à la Banque centrale européenne.

Très souvent, on nous rebat les oreilles avec le mandat de la Banque centrale européenne qui interdirait beaucoup d’opérations. Ce que je constate, c’est que les opérations actuelles ne vont pas dans le sens du mandat, en tout cas pas dans le sens des objectifs qui sont au cœur du mandat de la Banque centrale européenne. Faudrait-il pour autant recommander d’arrêter ces opérations, notamment les opérations d’achat d’actifs ? La réponse est clairement non, parce qu’en fait ces opérations de rachats de titres, dont j’ai dit que c’étaient essentiellement des rachats de titres de dette publique, servent à ce que les États de la zone euro puissent emprunter aux taux les plus bas et à des conditions qui ne soient pas trop différentes les uns des autres. Ce n’est pas la façon dont la BCE présente les choses mais, en fait, par ces opérations, elle apporte une assistance financière aux États de la zone euro.

Pourquoi doit-elle leur apporter cette assistance financière ? Parce que les États de la zone euro ont chacun leur dette ! On n’a pas d’union budgétaire en zone euro et c’est un problème. Cela signifie qu’on a une seule monnaie mais 19 dettes, 19 États qui vont chacun emprunter sur les marchés et c’est ainsi qu’ils se financent. Ils se soumettent à la pression des marchés, à leurs humeurs et à leur cyclothymie, et si la Banque centrale européenne n’était pas là derrière pour rassurer les investisseurs, les États de la zone euro ne se financeraient pas au même taux, et surtout il y aurait des écarts, sans doute très significatifs, de conditions de financement entre les États de la zone euro.

Cette assistance financière aux États est la seule qui soit compatible avec l’article 123 de son mandat parce que c’est précisément un article qui lui interdit fermement d’apporter une assistance financière aux États. On pourrait du bien-fondé de cette interdiction mais de fait la banque centrale, par ces opérations, l’interroge un peu cette interdiction. Elle réalise des opérations d’achats d’actifs dont on considère qu’elles sont compatibles avec cet article 123 parce qu’elle intervient non pas sur marché de l’émission mais sur le « marché de l’occasion », sur le marché secondaire : elle achète les titres une fois qu’ils ont déjà été émis et qu’ils ont déjà été achetés, donc elle les achète à des investisseurs qui les possèdent déjà : des banques mais aussi d’autres acteurs, des fonds d’investissement par exemple.

Un mot sur politique budgétaire. On a un plan européen de 750 milliards qui a un aspect très intéressant puisqu’une grande partie de son financement va reposer sur un emprunt mutualisé de la Commission européenne au nom de l’Union européenne alors. On n’est pas pour autant dans une union budgétaire mais il y a quand même la prise de conscience que si on ne partage pas ce risque de défaut souverain ça pose un problème. Cela étant, ce plan de 750 milliards d’euros commence à faire pâle figure, comparé au plan américain qui a été annoncé, près de 4 000 milliards de dollars qui vont être dépensés par l’administration de Joe Biden. Ce qui est intéressant c’est que dans ces 4 000 milliards de dollars à peu près 1 000 milliards seront consacrés à investir dans des infrastructures ; bien sûr, on peut penser que cela ne fait que combler un retard très important des États-Unis en la matière, peut-être plus important que chez nous.

Cela étant, nous aussi nous avons besoin de changer pas mal d’infrastructures, notamment si on veut réaliser la transition écologique. On a besoin d’investissements d’infrastructures et nos plans de relance, que ce soit le plan Next Generation EU que j’ai mentionné, à 750 milliards d’euros, ou les plans nationaux que ce plan européen vient subventionner en partie, sont des plans qui sont surtout tournés vers l’offre et vers l’offre du secteur privé, et très peu vers le soutien à la demande, alors qu’aux États-Unis, avec une précarité plus grande et une protection sociale beaucoup plus faible, les plans se doivent d’être davantage tournée vers la demande. Mais chez nous aussi on aurait besoin de tourner davantage les plans européens et nationaux vers le soutien à la demande, on aurait besoin de beaucoup plus d’investissements, d’investissements publics.

La crise sanitaire a démontré qu’on avait besoin d’investissements publics dans la santé, dans l’éducation, et bien entendu dans la transition écologique si on veut respecter les objectifs que l’union européenne s’est fixé à l’horizon 2050. Donc se pose vraiment la question de savoir s’il faut à la fois accroître ces plans et puis les réorienter.

C’est une question qui commence à être un peu discutée en France : si on amplifie ces plans de relance, est-ce qu’on pourra continuer de les faire reposer sur l’endettement des États nationaux auprès des marchés ? Les mêmes qui vous disent aujourd’hui « whatever it takes, pas de problème, laissons la dette augmenter », sont aussi ceux qui demain vous diront « attention, il faut veiller à la soutenabilité de la dette, et au nom de la soutenabilité de la dette les investissements que l’on a besoin de réaliser ne seront pas réalisés » ! Il faut donc essayer de se tourner vers des solutions alternatives.

On pourrait avoir en matière de politique économique des solutions beaucoup plus innovantes que celles que l’on a aujourd’hui au niveau de la politique monétaire si on voulait mieux transmettre les effets de la politique monétaire à l’économie réelle. On pourrait faire ce que l’on appelle de la « monnaie hélicoptère » : ça consiste à transférer la monnaie centrale en évitant d’emprunter le canal des marchés puisque ces derniers ne sont plus suffisamment reliés à l’économie réelle et donc n’acheminent pas les impulsions de politique monétaire à l’économie. Cela suscite discussion. Certains disent que c’est quelque chose de farfelu, c’est la monnaie magique, etc. Il y a beaucoup littérature économique, ces dernières années, sur la monnaie hélicoptère. Certes, j’en ai pris conscience en travaillant sur ce sujet, cela implique de modifier notre conception de la création monétaire de la banque centrale. Cela ne veut pas dire créer plus de monnaie centrale mais la créer sans contrepartie et donc la « désencastrer » complètement de la dette mais finalement, avec les rachats d’actifs, la banque centrale au fond a déjà commencé, même si elle ne présente pas les choses comme ça, à désencastrer la création de monnaie centrale de la dette.

Il y a une deuxième alternative, c’est l’annulation conditionnelle des dettes à l’actif de la banque centrale. On a beaucoup discuté de ces sujets-là. Il y a maintenant plus de 3 000 milliards de titres de dette publique à l’actif de l’Eurosystème. Si on annulait ces créances que détiennent les banques centrales conditionnellement à des investissements dans l’éducation, dans la santé, dans la transition écologique, on aurait la possibilité de réaliser 3 000 milliards d’investissements publics qui ne feraient pas augmenter l’encours de dette. Ce seraient 3 000 milliards d’investissements publics à dette constante qui nous éviteraient la pression du marché. Je sais qu’il y a d’autres oppositions à cela, on pourra en rediscuter.

Pour terminer, se pose aujourd’hui vraiment la question de la combinaison entre politique monétaire et politique budgétaire et la question de la relation entre banques centrales et États. Est-ce que cet article 123 qui interdit aux banques centrales de financer directement les États est adapté aux besoins nos économies ? Est-ce qu’avec cette interdiction on arrivera à faire la transition écologique ? La réponse est non.

Elle avait éventuellement du sens à une époque où le problème, c’était l’inflation, et on ne voulait pas qu’un financement trop facile de l’État auprès de la banque centrale nourrisse l’inflation mais le problème, aujourd’hui, ce n’est plus l’inflation. En outre, nos économies sont tellement financiarisées que même quand il y a beaucoup de monnaie en circulation, cela ne se traduit pas par une augmentation du niveau général des prix des biens et services. Donc, le lien qui a pu exister un certain temps, peut-être à l’époque de Milton Friedman, entre la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix n’existe plus.

Donc, on devrait largement interroger aujourd’hui cette interdiction au cœur du mandat de la banque centrale et ne pas s’interdire de penser à un changement assez substantiel de son mandat, particulièrement de façon à ce que la monnaie centrale soit bien davantage au service des économies de la zone euro.

Question d’un participant : est-ce qu’à moyen terme la politique monétaire des États-Unis ne va pas les conduire à remonter leurs taux d’intérêt et si c’est le cas quel sera l’impact de ces décisions ?

Denis Durand : Je pense qu’il peut y avoir de bonnes raisons aux États-Unis, et de mauvaises, de remonter les taux d’intérêt. Fondamentalement, nous vivons dans une économie déflationniste pour des raisons qui seraient longues à expliquer mais il peut y avoir des tensions inflationnistes, comme les pénuries qui font remonter les prix des carburant. Les États-Unis peuvent avoir aussi la tentation de jouer avec les taux d’intérêt et de les remonter. Cela va poser des problèmes considérables, par exemple à l’Union européenne, parce qu‘elle ne peut pas se permettre de ne pas suivre les États-Unis dans un mouvement vers la hausse, elle n’a pas les mains libres. Mais d’un autre côté, la conjoncture dans la zone euro est beaucoup moins dynamique qu’aux États-Unis et par conséquent il y a des raisons très puissantes de « ne pas se rater » en sortant de la politique des taux nuls ou négatifs. Cela fait partie des tensions et des pressions dont l’Europe se trouve l’objet particulièrement vulnérable aujourd’hui.

Jézabel Couppey-Soubeyran : Tout va dépendre de l’évolution de l’inflation aux États-Unis, et donc des conséquences des plans de relance. Dans la mesure où la relance américaine insiste autant sur la demande que sur l’offre et sur les infrastructures, il n’est pas certain qu’elle soit très inflationniste. Je pense que pour le moment c’est plutôt équilibré, et donc s’il n’y a pas trop d’inflation la FED pourra attendre un peu avant de remonter ses taux directeurs. Si les tensions inflationnistes sont plus vives, alors oui elle sera obligée de remonter son taux d’intérêt et en effet il y aura peut-être une dimension stratégique. Ça pourrait intéresser la FED de creuser un peu l’écart de taux avec les autres grandes banques centrales afin d’attirer encore plus les capitaux internationaux vers les marchés américains. Cela ne va pas arranger les affaires de la Banque centrale européenne, d’autant que s’il y a des anticipations d’inflation derrière tout cela, les investisseurs sur les marchés européens seront gagnés aussi par ces anticipations d’inflation et pour les États de la zone euro ça coûtera beaucoup plus cher de se financer sur les marchés. Il faudra que la Banque centrale européenne dans ce cas continue de racheter encore plus de titres de dette publique pour arriver à faire pression sur les taux d’intérêt.

Question : en quoi la BCE aurait-elle besoin qu’on rembourse la partie de la dette puisque c’est elle qui crée la monnaie ?

Denis Durand : Si l’argent mis en circulation dans l’économie est utilisé pour développer les capacités humaines : l’emploi, les services publics, la formation, on va créer des richesses et on en créera tellement que le niveau de la dette n’aura plus aucune importance. Un jour, on décidera peut-être de transformer toute la dette détenue par les banques centrales en dette perpétuelle à 0 % mais on ne s’en apercevra même pas parce qu’on aura dépassé le problème, de même qu’on ne s’est pas aperçu qu’on avait absorbé tout l’endettement que les États avaient accumulé pendant la Deuxième guerre mondiale grâce à la croissance rapide des années 50 et 60. La dette d’aujourd’hui sera devenue anecdotique.

Le problème est de savoir ce qu’on fait avec l’argent, maintenant ! Jusqu’à présent, il va dans les marchés financiers, il alimente l’inflation financière. Aujourd’hui, l’inflation n’est pas dans les prix à la consommation et encore moins dans les salaires. Elle est dans les prix des actifs financiers et accessoirement aussi ceux des actifs immobiliers. Cette inflation financière est très dangereuse, d’abord parce qu’elle produit les krachs, et aussi parce qu’un capital placé, dont le cours de marché a monté vertigineusement, réclame toujours sa rémunération, ses 10 et 15 % de rentabilité ; mais 10 ou 15 % de rentabilité sur 100 milliards, c’est cinq fois plus d’argent à pomper sur l’économie, sur le travail des gens, que le même pourcentage sur 20 milliards ! C’est très pervers. C’est une des grandes menaces qui pèsent sur nous, aussi grande que les coronavirus. Donc, la grande question c’est de savoir comment on peut l’utiliser autrement.

Jézabel Couppey-Soubeyran : Est-ce qu’au fond les États ont besoin de rembourser cette dette à une banque centrale qui leur appartient ? Cet aspect des choses est très discuté. Je voudrais juste rappeler que le compte de la banque centrale et celui des États sont deux comptes différents, il n’y a pas de comptes consolidés entre les deux et la dette, c’est certes beaucoup d’autres choses qu’un contrat financier, mais c’est aussi un contrat financier. Donc, un titre de dette publique à l’actif de la banque centrale, si la banque centrale ne décide pas d’annuler cette créance – c’était la proposition qu’on faisait en la conditionnant à de l’investissement – si la banque centrale n’abandonne pas cette créance, les États doivent rembourser les montants inscrits à l’actif de la banque centrale : c’est un contrat financier. On peut avoir une vision complètement abstraite des choses, se dire que ce serait mieux que ce ne soit pas le cas mais pour cela il faut que la banque centrale abandonne sa créance.

On entend aussi beaucoup dire que de toute façon ce n’est pas grave parce que les États ne remboursent jamais, ils « roulent » leur dette. Mais attention, rouler sa dette ça ne veut pas dire ne pas rembourser, ça veut dire emprunter pour rembourser ce que l’on doit ; et quand on emprunte pour rembourser, généralement on n’emprunte pas pour investir, ou du moins ça limite les possibilités. C’est bien ce qui justifie la proposition d’annulation conditionnelle que nous avions portée avec des collègues dans une tribune de près de 150 économistes d’Europe. Ce n’était pas du tout une proposition tournée vers une diabolisation de de la dette publique. Notre idée n’était pas qu’il faut absolument réduire la dette publique, c’était au contraire d’avoir les moyens d’investir sans se heurter à cette contrainte de soutenabilité de la dette publique qu’on nous servira toujours. Il est clair que cette annulation conditionnelle est juste une solution ponctuelle : la solution pérenne serait de rétablir un cordon de financement direct entre les États et la banque centrale et que les États ne soient plus obligés d’aller se financer sur les marchés. Il faut une vraie monétisation, France que l’argent de la banque centrale soit transmis aux États sans contrepartie ; il faut du don de monnaie centrale. Ça paraît complètement stratosphérique pour le moment mais il me semble qu’en fait on sera obligé d’arriver à ce type de solution si on veut vraiment changer le monde.

Denis Durand : Je rejoins en partie Jézabel mais je n’ai pas du tout les mêmes propositions. Je ne crois pas du tout à la monnaie hélicoptère parce que son émission n’a pas pour contrepartie la création de richesses. Je ne crois pas qu’annuler la dette détenue par la banque centrale change véritablement la situation financière des administrations publiques. En revanche, je crois qu’on peut effectivement violer les traités ou les contourner et imposer que l’argent de la Banque centrale européenne alimente le développement des services publics ; mais il faut que ces dépenses soient démocratiquement décidées par les gens, pas technocratiquement par Bruxelles ou par des « taxonomies » de dépenses prétendument écologiques comme on essaie de le faire aujourd’hui. C’est totalement antidémocratique et bureaucratique. On sait comment faire autrement : on peut avoir un fonds de développement des services publics démocratiquement géré qui aurait le statut d’établissement financier et qui pourrait alors être financé par la BCE. On peut aussi, dans un premier temps, passer par la Banque européenne d’Investissement ou par des institutions financières publiques comme la Caisse des dépôts en France. Il y a là-dessus entre nous des différences à partir d’intentions qui nous sont assez communes.

Question : dans quelle mesure ces politiques budgétaires et monétaires pourraient-elles prendre en compte la dimension environnementale ? pourquoi n’est-ce pas le cas ou très peu ?

Denis Durand : La réponse est assez simple. Pour moi, le climat, la biodiversité, l’eau, l’air mais aussi la santé… ce sont des biens communs, ou du moins ils devraient le devenir. Pour faire des biens communs, il n’y a rien de mieux que des services publics ; mais des services publics, ce sont d’abord des gens, des fonctionnaires ou des agents des services publics. Il faut les payer, les former et leur donner des moyens de travailler mais ça demande beaucoup d’argent, beaucoup d’argent tout de suite. Ça rapportera beaucoup plus, mais plus tard, en termes de demande et en termes d’offre. Il faut l’offre et la demande mais pas n’importe quelle offre. Si c’est de l’offre pour polluer la planète et pour exploiter les gens, on ne va pas sortir de nos difficultés, donc c’est une autre offre qu’il faut, avec d’autres critères de gestion des entreprises, d’autres critères de financement.

Jézabel Couppey-Soubeyran : Oui, la monnaie centrale pourrait être mise bien davantage au service de la transition écologique. Il y a une prise de conscience du risque climatique au sein des banques centrales du monde entier. Enfin ! Mais de leur point de vue c’est un problème pour le secteur financier parce que ça peut le soumettre à des risques financiers, et c’est un problème aussi pour les banques centrales parce que ça peut créer de l’instabilité économique et monétaire. Par exemple, dans les opérations de refinancement des banques, elles commencent à prendre en compte le risque climatique au bilan des banques, le bilan carbone des activités qu’elles financent. Elles prennent conscience aussi qu’il faut qu’elles fassent attention à acheter des titres selon des critères environnementaux. On n’y est pas encore pour l’instant mais on sent que c’est « dans les tuyaux ». La Banque centrale européenne procède en ce moment une révision stratégique sa politique monétaire, on va peut-être avoir des décisions vers le mois de juin en ce sens. Elle ne « verdira » sans doute pas beaucoup sa politique, ce sera du « vert clair ». Il faut en fait que la banque centrale finance directement la transition écologique avec des dons de monnaie centrale vers des projets publics dans la transition écologique. C’est quelque chose qui semble tout à fait irréalisable pour le moment parce que ça obligerait à totalement chambouler les traités européens. Si on fait ça, il faut réécrire le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Question : est-ce qu’une révolution de la pensée de la politique économique de même ambition que celle de Keynes dans les années 30 ne serait pas de dépasser une politique macroéconomique de quantité, pour aller vers une politique macroéconomique qui se préoccupe de la façon dont les quantités sont utilisés, la façon précise, non pas le secteur mais le contenu en emplois, qualifications service public versus capital, investissement matériel ?

Denis Durand : La macro-économie telle qu’on la conçoit traditionnellement ne s’intéresse pas du tout à cet aspect des choses. Le capitalisme se niche dans tous les choix qui se décident partout, de façon décentralisée mais sous la pression des marchés. C’est à cette logique de rentabilité qu’il faut s’attaquer : l’exercice du pouvoir sur la nature des choix économiques compte, et pas seulement les grandes masses que voient les macroéconomistes.

Jézabel Couppey-Soubeyran : Je crois qu’il y a plein de choses effectivement à repenser dans la théorie économique, et en particulier au niveau monétaire. Aujourd’hui, la monnaie n’est pas l’expression du bien commun. Elle circule surtout au sein de la sphère bancaire et financière et ça ne vient pas irriguer comme il se doit l’économie réelle. Il faut réfléchir à comment mettre la monnaie au service du bien commun, en particulier la monnaie centrale. Ça veut dire en fait revoir sans doute complètement le mode de fonctionnement de la banque centrale, en faire un institut d’émission qui agirait en fonction d’objectifs fixés démocratiquement et qui créerait de la monnaie en l’affectant à ces objectifs, la transition écologique, pourquoi pas un revenu de base. Ça nous ferait changer complètement de paradigme monétaire. C’est le sujet d’une note de l’Institut Veblen qui sort très prochainement.

Beaucoup de maux actuels dans nos sociétés – inégalités, problèmes de productivité, précarité, chômage – sont en grande partie liés à l’excès de financiarisation nos économies. Cet excès de financiarisation fait aussi que la monnaie circule mal. La sphère bancaire et financière exerce son pouvoir sur tout et se dote même du pouvoir monétaire, c’est-à-dire que tous ces titres financiers qui sont rachetés par la banque centrale et qui donc sont ainsi transformés en monnaie centrale, c’est de la quasi-monnaie. Ce ne sont plus seulement les banques qui ont le pouvoir monétaire, c’est cette sphère financière tout entière qui a ce pouvoir monétaire aujourd’hui et donc contre ça il faut lutter, il nous faut absolument définanciariser et remettre la finance à sa place. On a besoin qu’elle soit au service de l’économie.

Question : l’Union européenne et les États créent beaucoup de monnaie au nom de la relance mais en réalité on continue à couper dans les dépenses publiques ?

Jézabel Couppey-Soubeyran : Entre la volonté affichée de relance et les coupes budgétaires qui ont eu lieu par le passé et qui auront lieu dans le futur, il y a une contradiction apparente mais derrière le « whatever it takes » d’Emmanuel Macron aujourd’hui, il y a de toute façon le retour à des coupes budgétaires dès demain et c’est aussi à ça que sert la dette. La dette, c’est un instrument de pression : on la laisse augmenter aujourd’hui pour pouvoir dire demain à certains pays qu’on jugera trop endettés : « pour pouvoir continuer d’emprunter sur les marchés, vous devrez vous vous soumettre à telle ou telle réforme structurelle, telle réforme des retraites, telle réforme de l’assurance chômage, etc. Dans le plan de relance européen, ils attribuent les subventions aux pays en les conditionnant à des « réformes structurelles » mais ce n’est pas ces réformes qu’on attend, c’est une réforme structurelle de la finance.

Denis Durand : On a 11 000 milliards de dette publique dans la zone euro, 2 700 milliards en France. Le quart est possédé par les banques centrales et qu’est-ce qu’on fait avec ça ? on freine les dépenses publiques, on supprime des emplois publics au lieu d’embaucher massivement les infirmières, les médecins, les enseignants les chercheurs, les agents de police, les juges, les agents d’EDF ou de la Banque de France dont on a besoin. On a besoin de beaucoup d’argent pour faire ça, vraiment beaucoup d’argent, beaucoup plus encore que ce qu’on a emprunté. Donc, il va falloir emprunter bien davantage – peut-être pas emprunter, d’ailleurs, ça peut être en effet des avances non remboursables, de l’argent que les banques centrales vont avancer sans demander de remboursement, ça s’est fait dans l’histoire, le plan Marshall a fonctionné comme ça. Donc, ce n’est pas moins de dette qu’il faut, c’est beaucoup plus d’avances pour développer les services publics.

D’ailleurs, aux États-Unis où la politique a l’air un petit peu plus rationnelle parce qu’ils font davantage ce qu’ils veulent que les Européens qui sont soumis à l’impérialisme américain, ça ne marche pas très bien non plus. C’est peut-être trop tôt pour en juger mais Joe Biden a dit « je veux que les Américains retrouvent leur job, je fais un plan de 1 900 milliards de dollars ». Or les chiffres de l’emploi pour le mois d’avril, qui sont sortis vendredi dernier, ont surpris tout le monde : il y a eu quatre fois moins de créations d’emplois que ce qu’on attendait. Peut-être que c’est un accident, que ça va s’arranger en mai mais quand on imagine les causes de ce résultat surprenant, cela donne à penser. Il se pourrait par exemple que les entreprises se soient organisées pendant le confinement pour travailler avec moins de gens en faisant des gains de productivité. C’est un puissant facteur de de déflation, c’est ce qui ne va pas du tout. C’est ça qui est en train de miner les bases d’un possible retour à la prospérité dans le futur. C’est ce qu’il faut changer mais comment faire ? Dans le passé on s’est contenté de déléguer la responsabilité à l’État. Mais aujourd’hui, je ne crois plus du tout aux mesures de type revenu universel où helicopter money, parce que dans ce cas on croit qu’il suffit que l’État dispense de l’argent, et ensuite on fait confiance à l’économie pour en faire bon usage. On ne peut pas laisser l’économie se débrouiller toute seule parce que l’économie est entre des mains de gens qui ne nous veulent pas du bien : la seule chose qui les intéresse, c’est leurs profits. Comme disait Jézabel, ce sont les marchés qui commandent ! Donc, il faut prendre le pouvoir et le pouvoir ne se prend pas seulement au niveau gouvernemental, il se trouve partout où des décisions économiques se prennent. C’est à New York, ou à Francfort, de plus en plus à Shanghai ou à Singapour, mais c’est aussi localement.

Question : comment faire localement, notamment au niveau des régions, pour faire en sorte que les milliards dont on parle servent l’emploi et l’investissement ?

Jézabel Couppey-Soubeyran : Comment faire localement ? effectivement ce n’est pas simple parce qu’il faut qu’au niveau des plans de relance des mesures soient prises, et pas seulement au niveau national mais que tout ça puisse redescendre dans les départements dans les régions dans les collectivités locales. Il faut qu’on trouve les moyens de revitaliser les territoires. Tout ce qui a trait à des innovations monétaires comme les monnaies locales, etc., tout cela me semble être en des pistes assez intéressantes.

Denis Durand : je rêve d’une chose, puisqu’on a des élections régionales dans un mois, c’est qu’on ait plusieurs candidats qui mettent dans leurs programmes de rassembler toutes les forces vives d’une région dès le lendemain de leur élection en disant : « maintenant on regarde partout où il faut créer des emplois, où il y a des investissements à faire pour la révolution écologique, où il y a des services publics qui manquent cruellement de moyens – doubler les salaires des enseignants, embaucher d’urgence dans les hôpitaux, etc. où sont les besoins comment y répondre », et ensuite de se retourner vers les banques et vers la Banque centrale européenne en disant : « vous dites que les investissements publics, c’est très important, eh bien voilà les investissements publics qu’il faut faire et ce n’est pas vous qui décidez, c’est nous, les citoyens, qui décidons ». C’est à la fois très audacieux bien sûr mais ça peut être à l’ordre du jour des débats politiques et des luttes sociales qui doivent se développer tout de suite, à notre portée.

Je pense qu’il y a là quelque chose de beaucoup plus réaliste que de recycler les idées qui ont si bien marché au XXe siècle. En 1981, on a nationalisé toutes les banques, on a étatisé le système financier et cela n’a pas suffi à nous sortir d’affaire, bien au contraire. Donc, il faut bien innover et c’est pourquoi on a besoin d’une nouvelle donne dans les politiques économiques, une nouvelle donne qu’on n’a pas encore aujourd’hui.


[1] Voir Yves Dimicoli, « Le nouveau défi américain », Économie&Politique, n° 800-801, mars-avril 2021.