Pour inaugurer cette nouvelle rubrique, nous nous attaquons à un sujet qui peut paraître particulièrement hors de portée des citoyens ordinaires : l’utilisation de l’argent des banques centrales.
Le Comité européen des risques systémiques, organisme lié à la Banque centrale européenne (BCE), met en garde contre le risque d’une vague majeure de faillites provoquées par la double crise sanitaire et économique.
En France, les reports de paiements d’impôts et de cotisations sociales ont permis de repousser les échéances, et 675 000 PME et TPE ont souscrit un prêt garanti par l’État (PGE). Le nombre de défaillances d’entreprises a ainsi diminué de 38 % en 2020. Mais toutes les faillites qui n’ont pas eu lieu en 2020 risquent de déferler quand les aides s’interrompront et qu’il faudra rembourser les prêts. Le cabinet Asteres évalue à 250 000 le nombre d’emplois directement menacés. C’est au premier chef un enjeu régional et départemental tout autant qu’un enjeu national.
C’est d’autant plus préoccupant que les banques sont en train de durcir leurs conditions de crédit, alors qu’elles ont reçu 2 000 milliards de prêts à taux négatif de la BCE.
Le gouvernement, inquiet de cette situation, a annoncé que les aides ne seraient supprimées que progressivement et que la situation de chaque entreprise serait soigneusement examinée. Mais cet examen obéira aux critères de la rentabilité financière. Le Comité européen des risques systémiques préconise ainsi de faire confiance à « l’expertise du secteur financier » pour évaluer la viabilité des entreprises susceptibles de recevoir un soutien : tout un programme ! Les PME-TPE qui font le plus d’efforts pour l’emploi, la formation, la recherche risquent de ne pas répondre à ces critères, surtout, comme c’est souvent le cas dans les secteurs les plus dynamiques, quand elles ne disposent pas d’actifs matériels à mettre en garantie pour obtenir des prêts bancaires.
Il faudrait donc, au contraire, un plan de soutien aux PME-TPE, un dispositif spécial de sécurisation de l’emploi et de la formation visant à réduire massivement le coût du capital qui pèse sur elles afin de leur permettre de dépenser davantage en salaires, en formation, et de contribuer efficacement au développement économique, social et écologique du territoire où elles sont implantées [1].
L’accès des entreprises au crédit bancaire, un enjeu politique pour toute la société, et un enjeu de luttes au sein du secteur financier lui-même.
Le combat des Fralib pour que la SCOP TI, dont ils ont imposé la création contre la multinationale Unilever, obtienne les prêts bancaires dont elle a besoin pour développer sa production et répondre à la clientèle qu’elle a su conquérir, peut être considéré comme un cas exceptionnel par le degré de conscience de ceux et celles qui le mènent. Mais des situations analogues vont se présenter dans les prochains mois, chaque fois que l’aspiration des territoires à vivre, à sortir du confinement, à offrir des emplois à leurs habitants, des perspectives à leur jeunesse, va se heurter à la logique du capital, à une mondialisation pilotée par les multinationales et les marchés financiers, qui nie aux populations tout pouvoir sur leur destin économique, social et écologique.
Or, il faut insister sur un point trop souvent sous-estimé. La résistance à cette domination et les luttes pour des projets concrets de créations d’emplois, de transformations d’emplois précaires en emplois stable, d’accès aux formations pour toutes celles et ceux qui en ont besoin, de recherche, de gestion économe des ressources naturelles… vont rencontrer des aspirations et des mobilisations au sein du secteur bancaire lui-même.
Les salariés des banques sont de plus en plus placés devant la nécessité de résister aux suppressions d’emplois massives dans les réseaux d’agences, à la dégradation de leurs conditions de travail, à la contradiction violente entre leur conscience professionnelle et les consignes venues de leurs directions et des salles de marchés.
Il en va de même à la Banque de France où 1 000 suppressions d’emplois sont programmées, particulièrement dans les succursales départementales en contact avec le public et avec les petites entreprises, qui s’apprêtent pourtant à recevoir la vague des PME-TPE menacées de faillite (déjà 1 400 % d’augmentation des sollicitations au titre de la médiation du crédit) et celle des ménages touchés par le surendettement à la suite des pertes d’emplois.
Ainsi, l’appel syndical « contre 1 000 nouvelles suppressions d’emplois à la Banque de France : Halte à la saignée [2] ! », a obtenu le soutien de tous les partis de gauche et de très nombreuses associations. Il exige les moyens, pour notre banque centrale nationale,
- de développer son activité au service de l’emploi et des entreprises ;
- de développer son activité auprès des usagers en difficulté, en situation de surendettement, demandeurs d’un recours au droit au compte bancaire…
- de garantir, conformément à la loi, la qualité et la sécurité de l’approvisionnement de tout le territoire en billets.
La CGT Banque de France propose en particulier que notre banque centrale nationale ait le pouvoir d’imposer l’exercice d’un droit au crédit pour les entreprises viables qui s’engageraient à créer des richesses en privilégiant l’emploi et les choix écologiques de production [3].
Ce nouveau dispositif serait en quelque sorte le prolongement de deux missions actuellement exercées par la Banque de France.
- La première consiste dans la mise en œuvre du « droit au compte ». Tout individu ou personne morale (un entrepreneur ou une association par exemple), a droit à l’ouverture d’un compte dans un établissement de crédit. En cas de refus par une banque, il peut faire appel à la Banque de France. Celle-ci désigne alors une banque chargée de lui ouvrir un compte, assorti d’un service bancaire de base.
- La deuxième est la médiation du crédit. Lorsqu’une entreprise se heurte à des difficultés dans l’accès au crédit (refus de crédit, refus de rééchelonnement d’un crédit, refus de garantie…), elle peut saisir la succursale départementale de la Banque de France qui expertise le dossier. Les établissements de crédit ont cinq jours pour revoir leur position. Pendant ce temps, les lignes de crédit sont maintenues. Si les difficultés perdurent, le médiateur intervient pour résoudre les points de blocage. Il propose une solution aux parties (dirigeant, actionnaires, créanciers…).
Cela rejoint notre proposition d’un droit de tirage sur le crédit bancaire pour le financement de projets de développement proposés par les salariés comme alternatives aux plans de suppressions d’emplois, avec le soutien des conférences pour l’emploi, la formation et la transformation productive et écologique que nous proposons de réunir dans toutes les régions et au niveau national.
À la portée des luttes, des leviers pour mettre en cause les dogmes de la politique monétaire de la BCE
Cette proposition a un double intérêt. D’un côté, elle peut être mobilisée tout de suite dans la bataille politique, à l’appui des luttes pour l’emploi sur tout le territoire. D’un autre côté, elle est une porte d’entrée pour intervenir sur l’usage, par la Banque de France et, au-delà, par la Banque centrale européenne, du pouvoir de création monétaire qui est l’apanage des banques centrales.
En effet, la « cotation » que la Banque de France attribue à 270 000 entreprises est au cœur de la contribution de notre banque centrale à la politique monétaire de la Banque centrale européenne. Cette cotation (sur une échelle de 1 à 20, de la rentabilité financière maximale à la faillite déclarée), décide si les crédits bancaire attribuée à l’entreprise concernée pourront ou non bénéficier d’un refinancement par la BCE. L’impact est immédiat sur le coût du crédit puisque ces refinancements se font actuellement à taux négatif (-1 %). Il est peut-être plus important encore sur la capacité de l’entreprise à obtenir un crédit : il est trop facile, pour un banquier, de refuser un crédit en prétextant d’une cotation péjorative de la Banque de France.
Sous la pression des événements, depuis la crise financière de 2008, la BCE a assoupli les critères selon lesquels elle accepte ou non de refinancer les crédits. Les banques centrales nationales ont obtenu une certaine marge de propositions dans ce domaine. Toutefois, la BCE refuse de déroger à une orthodoxie financière dont les effets délétères se manifestent pourtant de façon flagrante dans la crise actuelle. Faire grandir une alternative à ce dogmatisme, avec de nouveaux critères de gestion et de financement, est donc un objectif qui peut rassembler des forces politiques et sociales très diverses.
Agir sur les banques pour orienter le crédit vers la transformation de notre tissu productif, pour que la création de richesses dans les territoires contribue à répondre aux urgences climatique et écologique en donnant la priorité à l’emploi et à la qualification des travailleurs : ce n’est pas seulement un souhait digne de figurer dans des programmes politiques. C’est un enjeu pour les luttes sociales, pour le mouvement populaire, dès le « terrain », dès la défense immédiates des emplois et des salaires contre les ravages de la domination du capital, y compris lorsque ces luttes mobilisent celles et ceux qui travaillent dans les banques et dans les banques centrales elles-mêmes.
[1] Voir Denis Durand, « Et les PME ? », Économie&Politique, numéro 794-795 (septembre-octobre 2020).
[2] https://dev.economie-et-politique.org/wp-content/uploads/2021/04/2021_04_12_appel-suppressions_demplois_a_la_banque_de_france_def.pdf
[3] Voir Philippe Lac, « Pour un droit au crédit », Économie&Politique, numéro 764-765, mars-avril 2018.