« Plan de relance » européen : un pas vers le fédéralisme… et dans la dépendance envers les marchés financiers

Le 23 avril, les gouvernements de l’Union européenne s’étaient, non sans mal, mis d’accord sur trois « filets de sécurité pour les travailleurs, les entreprises et les États souverains » face à la crise économique et sanitaire [1] : 100 milliards d’euros de garanties pour le financement du chômage partiel dans les Etats membres, un mandat à la Banque européenne d’investissements (BEI) pour 200 milliards de garanties à des prêts bancaires aux entreprises, et une ligne de crédit, pour 240 milliards, du Mécanisme européen de stabilité (MES), cette institution créée au moment de la crise précédente pour discipliner les Etats en difficulté financière en leur imposant une cure d’austérité. En outre, ils s’étaient promis de mettre en place un plan de relance destiné à « donner un coup de fouet à l’économie européenne » et à poursuivre les politiques visant à la rendre « plus compétitive ». La négociation de ce plan de relance, baptisé Next Generation EU (« une Union européenne pour la prochaine génération »), a duré trois mois.

Le retour des eurobonds

D’un côté, Emmanuel Macron et les dirigeants des pays du sud de l’Europe, finalement appuyés par Angela Merkel, ont remis à l’ordre du jour la vieille idée des « eurobonds » : plutôt que de laisser l’Italie, l’Espagne, ou la Grèce, emprunter à des taux élevés sur des marchés financiers qui n’ont qu’une confiance modérée dans leur capacité de rembourser, c’est l’Union européenne qui émettra des titres à des conditions comparables à celles dont bénéficie l’Allemagne et qui commencera d’alimenter ainsi le vaste marché des obligations publiques européennes capable de rivaliser avec celui des Treasury Bonds américains, cœur de Wall Street, dont certains dirigeants du Vieux continent, français en particulier, rêvent depuis la création de l’euro. La chose était d’autant plus tentante, en période de crise aiguë, qu’elle a pu être présentée aux peuples européens, non comme un pas de plus dans la dépendance envers la mondialisation financière mais comme un acte de solidarité européenne, puisque les sommes ainsi empruntées seraient dépensées dans toute l’Union et en particulier dans les pays les plus fragiles.

De l’autre, les gouvernements de l’ancienne zone Mark – Pays-Bas, Danemark, Autriche ainsi que la Finlande… dont la signature est considérée sur les marchés comme presque équivalente de celle de l’Allemagne, n’ont pas les mêmes raisons géostratégiques de renoncer à ce privilège. Ils ont donc résisté tant qu’ils ont pu à toute forme de mutualisation du financement des déficits des Etats membres de l’Union. Il en est résulté, le 21 juillet, un compromis moins ambitieux et plus punitif que le projet initial de la Commission européenne. Ce programme devrait entrer en vigueur au début de 2021, après approbation par les Parlements nationaux.

Aux 540 milliards annoncés le 21 avril viennent donc s’ajouter, « à titre temporaire et exceptionnel », 750 milliards qui feront l’objet d’un emprunt sur le marché financier, remboursable entre 2028 et 2058. L’utilisation de ces fonds devra s’inscrire dans le « cadre financier pluriannuel renforcé pour la période 2021-2027 » de l’UE et la Commission envisage la levée de nouvelles ressources propres pour contribuer au remboursement de l’emprunt (taxe sur la valeur ajoutée, nouvelles ressources fondées sur les déchets issus des emballages plastiques non recyclés, une ressource propre fondée sur le système d’échange de droits d’émission, un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières… et même une « contribution des grandes entreprises »). C’est là une marque du caractère fédéraliste du plan de relance.

Un « plan de relance » en deux épisodes milliards d euros)

390 milliards d’euros (au lieu des 500 milliards initialement proposés par la Commission) serviront principalement à financer le volet « subventions » d’une nouvelle « facilité pour la reprise et la résilience » (axée sur les investissements dans l’« économie verte » et dans le numérique) et seront aussi affectés au renforcement renforcer d’autres programmes censés préparer « une Europe verte, numérique et résiliente » (voir schéma ci-dessous ; on notera que l’emploi et la formation ne figurent jamais en eux-mêmes comme objectifs de ces différents programmes).

Les 360 autres milliards seront distribués sous forme de prêts, également dans le cadre de la « facilité pour la reprise et la résilience ». 70 % de ces fonds doivent être distribués en 2021 et 2022, les 30 % restants en 2023.

Encore plus d’étatisme au service du capital financier

Qualifié d’« historique » au lendemain de son adoption, ce plan mérite peut-être cette appréciation mais pas pour les raisons habituellement mises en avant.

Il représente assurément un pas en direction d’un fédéralisme européen. On pourrait objecter que ce n’est pas le premier exemple de recours à l’emprunt par une institution communautaire. La Banque européenne d’investissements le fait ; mais les fonds qu’elle lève servent à des prêts ou à des garanties et ne sont pas versés directement aux Etats, comme ce sera le cas d’une grande partie du programme Next Generation EU.  Le Mécanisme européen de stabilité peut également se substituer à un État en difficulté pour émettre des titres sur le marché financier. Mais sa vocation n’est pas de financer des investissements ou des programmes de soutien de la conjoncture ; elle est de protéger le système financier contre la faillite éventuelle d’un État, et son usage, réservé à une telle situation de crise aiguë, a pour contrepartie la perte de toute autonomie de décision économique pour l’Etat « bénéficiaire », sur le modèle des plans d’ajustement structurel imposés par le FMI dans les pays en développement ou en Grèce. C’est pourquoi les 240 milliards attribués au MES au mois d’avril ne l’ont pas été avec l’objectif qu’ils soient dépensés : il s’agit, selon les gouvernements européens, d’un dispositif de « sécurité », mobilisable seulement en cas d’insolvabilité d’un Etat et assorti de conditions si punitives que les gouvernements feront tout pour que ce mécanisme ne soit pas activé.

Au contraire, les gouvernements affichent leur ferme intention de dépenser l’argent de Next Generation EU, à l’image de Bruno Le Maire annonçant fièrement les 40 milliards qui reviendraient à la France sur les 390 milliards de subventions prévues. Nul ne serait stigmatisé pour cela puisqu’il s’agit en principe de répondre à des circonstances économiques qui affectent toutes les économies européennes.

Mais peut-on vraiment parler de solidarité européenne ? Les conditions imposées à l’utilisation de ces ressources, pour être moins punitives que celles du MES, n’en encadrent pas moins sévèrement les politiques nationales. Les plans de relance nationaux susceptibles de bénéficier des fonds européens seront en effet soumis à un vote à la majorité qualifiée du Conseil de l’UE sur proposition de la Commission.  Un État qui contesterait l’usage des fonds fait par un autre membre pourrait faire inscrire le cas à l’ordre du jour du prochain Conseil européen.  

On voit par-là que l’affirmation d’un pouvoir d’État européen, qui est l’essence même du fédéralisme, ne se fait pas, en réalité, au détriment du pouvoir des États nationaux. Il leur ajoute un instrument supplémentaire de domination, encore plus éloigné des citoyens et encore plus directement lié au capital qui impose ses lois à la finance mondialisée. Les 750 milliards de Next Generation EU peuvent, de ce point de vue, être relativisés en comparaison du déni de souveraineté infligé aux citoyens, depuis trente ans déjà, par ce qu’il est convenu d’appeler l’indépendance de la banque centrale européenne, et qui consiste en réalité en la soumission de la monnaie et du crédit aux exigences des marchés financiers et des États les plus puissants de l’UE.

Et l’argent de la Banque centrale européenne ?

Mettre cette puissance monétaire de la BCE au service de la transformation du modèle de développement européen, les gouvernements de l’UE ne l’ont pas envisagé un instant, bien que l’idée commence à être dans l’air, vu la gravité de la crise. Leur seule préoccupation a été d’aller chercher des fonds sur le marché financier et c’est pourquoi les objectifs des différents programmes qu’il s’agira de financer ne visent nullement, en réalité, le développement des capacités des citoyens européens. Derrière l’abondance des références à la transition écologique, voire à la justice sociale, la loi fondamentale reste la défense et la promotion du marché unique européen. Comme le gouvernement français, la Commission et les dirigeants européens prétendent se préoccuper de l’emploi mais par un même moyen : soutenir les profits des entreprises dans l’espoir qu’elles consentiront à créer des emplois, ou du moins à en supprimer moins. Ils voudraient rendre profitables, par exemple, les investissements qualifiés de « verts ». La lutte contre la crise, la relance, la transition écologique servent ainsi de prétexte à un nouveau déluge de subventions aux profits privés, qui ne fera qu’aggraver les causes profondes de la crise.

Cela n’a rien d’étonnant dès lors que le principe de Next Generation EU est de solliciter la confiance des marchés financiers. Ces derniers, par nature, ne croient qu’à une chose : la rentabilisation du capital et donc la baisse du coût du travail, les restructurations destructrices d’emplois et de compétences, la restriction des ressources allouées aux services publics.

Pourtant, il y a dans les pays de l’Union européenne des milliers d’entreprises qui pourraient former leurs salariés aux nouveaux métiers dont la transformation de notre modèle de développement a besoin. Il y a des centaines de territoires qui ont besoin d’un développement tout à fait inédit des services publics de la santé, du soutien aux personnes âgées, de l’éducation, de la recherche, de la sécurité et de la justice, de l’énergie, des transports, de l’écologie… Autant d’objectifs chiffrés, précis, de créations d’emplois, de programmes de formation, qui peuvent être définis démocratiquement, de façon décentralisés, et donner lieu à l’élaboration, à la réalisation, au contrôle et à l’évaluation de milliers de projets d’investissements.

C’est au financement de ces projets que devraient aller les milliers de milliards d’euros que la BCE est en train de déverser sur les banques et sur les marchés financiers.

D’une part, l’argent qu’elle prête massivement aux banques (jusqu’à 3 000 milliards d’euros à des taux pouvant descendre jusqu’à -1 %) devrait être strictement réservé au refinancement de crédits répondant à des critères précis en termes d’efficacité économique (création de valeur ajoutée dans les territoires), sociale (salaires, emploi, formation, conditions de travail) et écologique (économies d’énergie et de matières premières, contribution à la révolution de nos modes de production).

D’autre part, une partie des 1 350 milliards qu’elle est en train de verser aux financiers pour leur acheter des titres principalement publics devrait plutôt alimenter un fonds de développement économique, social et écologique européen, piloté de façon décentralisée par des projets de développement des services publics démocratiquement élaborés, réalisés et contrôlés dans chaque pays.

Cette masse de financements efficacement utilisée rendrait inutile le recours aux marchés financiers.

Ce serait le moyen, sans attendre une modification des traités actuels, d’amorcer la conquête d’une nouvelle souveraineté des travailleurs et des citoyens sur l’utilisation de l’argent des banques, des entreprises et de l’argent public, à partir de luttes et d’institutions décentralisées. Le plan Macron-Merkel nous en éloigne, il renforce donc l’urgence d’agir pour une tout autre orientation de l’argent en Europe pour faire face à la crise et répondre aux urgences sociales et écologiques.


[1] Voir « Austérité : la BCE aurait l’antidote, les dirigeants européens préfèrent propager le virus de la finance », 13 avril 2020, sur le blog d’Économie et politique, https://dev.economie-et-politique.org/2020/04/13/austerite-la-bce-aurait-lantidote-les-dirigeants-europeens-preferent-propager-le-virus-de-la-finance/