Les « plans sociaux » comme révélateurs de l’inefficacité du capitalisme

L’actualité met en évidence comme jamais la nécessité de mettre en cause, dans la pratique des luttes, les critères de gestion capitalistes inspirés par l’obsession de la rentabilité.

Les plans de licenciements collectifs se multiplient depuis mi-2020, que ce soit dans leur version assumée (PSE[1]) ou insinuée (RCC[2]). La DARES dénombre ainsi 736 de ces plans sur le second semestre 2020, soit un niveau trois fois plus élevé que sur le second semestre 2019. Il conviendrait de rajouter à cela les procédures de licenciements collectifs pour motif économique hors PSE (concernant moins de 10 salariés) que la DARES chiffre à plus de 4 000 sur le semestre 2020, le recours encore grevé à l’intérim, le coup de frein des embauches alors que des dizaines de milliers d’étudiants arrivent sur le marché du travail, ainsi que la multiplication des ruptures conventionnelles individuelles contraintes, pour avoir une idée des désastres économiques et sociaux que le capitalisme inflige en période de crise.

Les licenciements économiques comportent une quadruple peine pour la société : ils accroissent le chômage et la précarité pour les salariés licenciés ; ils dégradent les conditions de travail pour les salariés encore en poste (tout ou partie de la charge de travail des salariés licenciés leur revient) ; ils suppriment des compétences clés qui ne s’acquièrent parfois nulle part ailleurs que par l’expérience dans le travail entrainant une perte sèche pour le tissu socio-productif ; et ils suppriment des capacités de production. En plus de saper les conditions de vie du présent, ces licenciements économiques minent les fondements mêmes d’une éventuelle reprise. Cette double inefficacité, sociale et productive, est ce qui caractérise l’emprise du capital sur la production. Lutter contre le capitalisme est le préalable pour mettre l’efficacité au cœur des décisions économiques et au service du bien commun.

C’est le taux de profit qui licencie, pas le carnet de commandes

Pourquoi les entreprises ont-elles recours à des licenciements économiques ? Une réponse de la droite libérale serait de dire que les entreprises font ce qu’elles veulent. Circulez, il n’y a rien à voir. Une réponse de la gauche libérale serait de dire qu’elles le font parce qu’elles connaissent des tensions sur leurs carnets de commandes. De cette réponse erronée et naïve germent l’alpha et l’oméga des politiques économiques caricaturalement keynésienne : soutenir l’économie par des plans de relance de la demande. Si les licenciements, le chômage et la précarité découlent de problèmes économiques des entreprises, il suffirait alors de solvabiliser davantage la population afin de remplir, par ricochet, les carnets de commandes des entreprises.

Cette grille d’analyse bute sur un problème sérieux : elle méconnaît la rationalité économique des entreprises sous leur forme capitaliste. Ce n’est pas le carnet de commandes qui pilote la politique d’emploi des entreprises, mais le taux de profit que les entreprises réaliseront en commercialisant ces commandes. Car avant de les vendre et de comptabiliser des recettes, il faut les produire et enregistrer des dépenses. L’opération de production devient alors envisageable pour le capital sous deux conditions cumulatives : 1/ L’entreprise doit réaliser un profit sur cette production, et 2/ Ce profit doit être plus élevé que ce que rapporterait la même somme consacrée à un autre usage (investissement ou placement financier). Il doit au moins permettre une rentabilité du capital suffisante pour les actionnaires. Ce niveau de rentabilité, que l’on peut mesurer notamment par le Return On Equity (ROE) des entreprises cotées en Bourse[3], oscille autour de 15 % depuis les années 1980, que ce soit aux États-Unis (SP500) ou en France (SBF120). Ce taux est d’ailleurs devenu une norme financière standard : en tendance, les investisseurs monteront au capital d’une entreprise cotée, si celle-ci leur promet d’obtenir une rentabilité financière d’au moins 15 %.

Or, ces 15 % de ROE correspondent à un rythme d’accumulation beaucoup plus élevé que celui permis par la croissance économique ou la croissance des entreprises cotées, d’autant plus dans le contexte de suraccumulation que nous connaissons actuellement. Pour enregistrer de tels niveaux de ROE, les entreprises n’ont d’autres choix que d’adopter un mode de gestion stricte basé, notamment, sur l’exploitation accrue de la force de travail, seule ressource capable de créer davantage de valeur qu’elle n’en coûte à l’entreprise. Cette exploitation accrue se traduit tendanciellement par une baisse des dépenses salariales par unité produite, générant des tensions sur le travail aussi bien en volume qu’en valeur. L’atteinte d’une telle rentabilité pousse également les entreprises à privilégier les investissements financiers aux investissements productifs, et les investissements productifs rentables à ceux souhaitables[4].Elles sont ainsi poussées à donner la priorité à des investissements matériels destinés à augmenter la productivité apparente du travail, et à sacrifier en contrepartie l’emploi, les salaires et la formation des salariés qui sont pourtant le gage de l’efficacité économique de l’entreprise. Le calcul fait par les entreprises capitalistes devient alors plus complexe que le vulgaire lien de causalité « carnet de commandes = embauches ». En tendance, les entreprises embauchent si c’est nécessaire pour permettre la production de nouvelles commandes de manière suffisamment rentable afin de garantir un taux de profit acceptable par ses actionnaires et ses créanciers. Ainsi, des entreprises peuvent licencier malgré un carnet de commandes rempli, si la production de celui-ci ne permet plus de suffisamment valoriser le capital.

Lâcher l’ombre pour la proie

Mais alors que la période actuelle freine l’activité de nombreuses entreprises, notamment dans des secteurs d’activité particulièrement impactés par la crise sanitaire, les décisions de licenciements collectifs pour motif économique deviendraient pour certains davantage légitimes.

Or, dans tous les cas, les licenciements pour motif économique renvoient à une gestion capitaliste des entreprises et des politiques d’emploi. Les causes explicatives des licenciements économiques sont toujours situées quelque part entre deux scénarios. Dans le premier scénario, ils trouvent leurs origines dans la volonté de l’entreprise de simplement accroître son taux de profit. Dans le second scénario, ils sont la conséquence d’une adaptation anarchique et brutale de l’organisation de l’entreprise à des difficultés de marché, mal ou pas anticipées par la direction, entraînant des tensions plus ou moins fortes sur le taux de profit. Les PSE, véhicule juridique de licenciements collectifs (plus de 10 salariés) pour motif économique dans les entreprises de plus de 50 salariés, sont très rarement présidés par des motivations économiques situées en dehors de ces deux scénarios[5].

Mais la baisse du taux de profit, si elle vient percuter les fondements mêmes des logiques économiques du capital, n’est pas synonyme de difficultés économiques. Une entreprise peut être valablement considérée en difficulté économique lorsqu’elle n’a plus la capacité de financer ses dépenses, et que le recours à l’endettement n’est plus possible sauf à faire courir à l’entreprise le risque d’une défaillance. Économiquement, et comptablement, la notion de difficultés économiques ne peut donc qu’être rapprochée de celle de la trésorerie brute. Celle-ci représente les ressources financières de l’entreprise, disponibles et mobilisables immédiatement. Ces ressources sont composées de deux principaux blocs :

  1. des dettes bancaires ou financières. En effet, à l’instar d’un ménage, lorsqu’une entreprise s’endette, la banque lui met à disposition sur son compte une somme d’argent. Celle-ci devient donc une ressource.
  2. la partie du profit de l’entreprise qui n’a été ni réinvestie ni versée en dividende. Lors de chaque exercice, cet éventuel profit disponible s’accumule à ceux des exercices précédents pour venir augmenter le stock de trésorerie.

À ces deux blocs de ressources peuvent également s’ajouter des cessions d’actifs. Théoriquement, la trésorerie est ce qui permet aux entreprises de financer leurs dépenses, y compris les salaires, même en cas d’aléas de marché entraînant un recul de l’activité et du taux de profit. Théoriquement toujours, cette logique est renforcée dans le cadre des groupes d’entreprises. En effet, les entreprises constituées en groupe, qui emploient 70 % de l’effectif salarié en France, centralisent leurs trésoreries sur un compte-commun géré par une société dédiée, généralement la maison-mère. Ce mécanisme dit de « cash pooling » permet d’user de la péréquation qu’offre la mise en commun des ressources : chaque filiale du groupe domicilie sa trésorerie sur un compte-commun et dispose d’un « droit de tirage » sur celui-ci. Pour ces filiales, la notion de difficulté économique doit donc être appréciée aux bornes du groupe tout entier. En théorie…

Des ressources vampirisées par les logiques du capital

D’après les données de la Banque de France[6], à fin septembre 2020, la trésorerie brute cumulée des sociétés non financières françaises s’établissait à 871 milliards d’euros (+174 milliards d’euros par rapport à fin mars 2020). Dit autrement, elles disposent en caisse de l’équivalent de presqu’une année d’avance de richesses nouvellement créées[7]. Une belle poire pour la soif ! Cependant, celle-ci est intégralement subordonnée aux logiques économiques du capital, qui ne voit le travail que comme un facteur de production et non comme un élément clés de la vie sociale et de son organisation, et qui ne considère l’entreprise que comme un véhicule permettant de valoriser des richesses et du patrimoine plutôt que comme un outil permettant de répondre aux besoins humains, dont l’accès à l’emploi stable, utile et efficace est la pierre angulaire.

Le problème de fond est que la démocratie ne s’est jamais diffusée jusqu’à la gestion des entreprises, qui gardent la mainmise sur les ressources financières, qu’elles proviennent des banques ou de l’autofinancement. Cette chasse gardée du capital sur les ressources de financement rend leur allocation radicalement inefficace, d’autant plus en période de crise. C’est ce que la pandémie actuelle révèle avec force. Voici quatre exemples, parmi de nombreux autres :

  1. Flybus, Aéropass, Visual, trois filiales aéroportuaires du groupe français Transdev dont l’actionnaire majoritaire n’est autre que la Caisse des Dépôts, mènent actuellement des plans de licenciements pour motif économique. S’il apparaît évident que l’arrêt brutal du transport aérien en 2020-21 a fortement impacté leurs activités et leurs taux de profit, le niveau de trésorerie du groupe était de 485 millions d’euros à fin 2020 (en hausse de 170 millions d’euros par rapport à fin 2019).
  2. SAIPOL, premier producteur de biodiesel en France et filiale du groupe français Avril, ferme actuellement une de ses usines dans le bassin d’emploi de Saint-Nazaire, arguant de la moindre rentabilité de sa production à base de colza français en comparaison de la production à base de soja argentin. La trésorerie du groupe atteignait plus de 700 millions d’euros au 31 décembre 2019 (en forte croissance par rapport à 2018).
  3. Notons encore le cas de la filiale française de distribution du géant pétrolier BP, ayant enclenché une procédure de PSE en fin d’année dernière qui, après avoir versé 400 millions d’euros de dividendes en 2019, affichait encore une trésorerie de 500 millions sur son compte, contribuant aux 31 milliards de dollars de trésorerie du groupe.
  4. Le groupe Total, qui disposait d’une trésorerie de 31 milliards de dollars au 31 décembre 2020, a renforcé son plan d’économies en 2020, touchant à la fois son effectif et ses investissements, afin d’être en capacité de maintenir le même niveau de versement de dividendes à ses actionnaires dans un contexte de tension sur ses ventes de pétrole.

Sortir de l’inefficacité économique et sociale

Les choix de gestion guidés par les exigences de rentabilité aboutissent à une impasse. En période de crise, alors confrontées à une baisse d’activité menaçant le taux de profit, des entreprises suppriment des emplois et des compétences, des capacités de production et des filières, alors qu’elles disposent de ressources financières qui, distribuées selon les besoins du plus grand nombre, permettraient pourtant d’absorber le choc tout en préservant le corps social et le tissu socio-productif. Le problème de fond n’est donc pas « économique ». Les ressources sont là. Par ailleurs, faut-il le rappeler, les entreprises peuvent bénéficier depuis mars 2020 d’une addition d’aides publiques (plan de soutien de certaines filières, PGE, report de cotisations sociales, activité partielle, activité partielle longue durée, prise en charge des coûts fixes des entreprises, etc…). Mais ces dernières, n’étant pas conditionnées à un autre mode de gestion, ne freinent en rien les plans de licenciements collectifs pour motif économique.

Cette gestion de l’emploi, dont la brutalité n’a d’égale que son inefficacité, n’est pas indépassable. Pour que les entreprises puissent servir le bien commun, il faut rendre leur gestion au commun. Seul un pilotage concerté et démocratique des ressources financières passant dans les caisses des entreprises, au premier rang duquel doivent se trouver les salariés, permettrait d’envisager la sortie du marasme social et économique dans lequel nous nous trouvons.

Il conduit en effet à s’attaquer au cœur de la domination du capital sur la société : le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent dans les entreprises. Il faut se rendre capable d’opposer à la rentabilité capitaliste de nouveaux critères d’efficacité économique, sociale et écologique. Cela se décide dans les politiques économiques, aux niveaux national et européen, dans le développement de nouveaux services publics, mais tout autant dans les luttes décentralisées des salariés dans les entreprises, des citoyens dans les territoires. Cela se décide aussi et dans les alliances et la construction de coopérations internationales. La prise de pouvoir sur le crédit bancaire est, à ces multiples niveaux de décision, un enjeu stratégique pour faire levier sur l’utilisation des profits des entreprises. Ce sont là des sujets sur lesquels notre revue ne cesse de travailler avec, comme contributions récentes, le dossier publié dans ce numéro et celui, intitulé « prendre le pouvoir sur l’économie », que comportait le numéro précédent.


[1] Plan de Sauvegarde de l’Emploi

[2] Ruptures Conventionnelles Collectives, dispositif instauré pour les ordonnances Macron de 2017, permettant aux entreprises de réduire leurs effectifs sans appliquer les obligations légales découlant d’un PSE.

[3] Le ROE est l’une des expressions comptables de la rentabilité du capital. Il se calcule en rapportant le bénéfice net d’une société au montant de ses capitaux propres

[4] Par exemple, les énergies fossiles génèrent (encore) davantage de rentabilité que les énergies renouvelables.

[5] Nous mettons ici de côté les défaillances d’entreprise qui, en France, sont relativement marginales (elles concernent à peine 1% des entreprises) et concernent principalement les toutes petites entreprises.

[6] L’impact de la crise de la Covid-19 sur la situation financière des ménages et des entreprises – Septembre 2020

[7] En 2019, la valeur ajoutée nette des sociétés non financières était de 1 009 milliards d’euros d’après l’Insee.