Les impasses de l’État « employeur en dernier ressort »

Le chômage est inhérent à la logique même du salariat capitaliste. En prétendant remédier aux conséquences les plus perverses de cette logique par l’embauche des chômeurs, l’État risque de les aggraver encore. 

Parmi les moyens de lutte contre le chômage, un débat sur l’État comme « employeur en dernier ressort » monte depuis quelques années aux États-Unis au sein du parti démocrate avec l’idée d’un Green new deal. Récemment, il a été mis en avant en France par des forces politiques diverses, telles que la France insoumise avec une proposition de loi en mars 2021[1], ou sous une autre appellation avec la « garantie à l’emploi vert » par des cercles de réflexion privés comme l’institut Rousseau, campagne signée par des maires PS et EELV[2]. Petit état des lieux de cette proposition, de ce qu’elle révèle du besoin criant de répondre à la crise du marché du travail capitaliste, mais aussi ce qu’elle confirme de l’impuissance d’une gauche qui croirait pouvoir le faire par la seule vertu de l’action de l’État, sans s’attaquer concrètement au pouvoir du capital là où il s’exerce, en premier lieu dans les entreprises.

Selon ses promoteurs, cette mesure consisterait à garantir par la loi un emploi répondant à des besoins sociaux, si possible dans des domaines liés à la reconstruction écologique, aux individus qui ne trouvent pas de travail. L’État serait alors l’employeur qui financerait ces emplois par des politiques volontaristes de relance contracycliques (visant à relancer la consommation lors d’une récession, c’est-à-dire d’une baisse des richesses produites au cours d’une année).

Cette mesure s’inspire des courants de pensée contemporains se réclamant de Keynes et de la Modern Monetary Theory, notamment sur l’idée que l’État souverain peut créer de l’argent sans créer d’inflation si cela répond à un besoin social non satisfait [3].

Derrière la nouveauté apparente de ce type de mesure, on retrouve en fait le principe d’emplois subventionnés par l’État correspondant à des besoins sociaux identifiés, comme existent les dispositifs d’insertion par l’activité économique et existaient les emplois aidés[4]. On peut aussi penser aux ateliers nationaux en 1848, où l’État fournissait, organisait et payait les chômeurs

Cette mesure d’État employeur en dernier ressort peut séduire, surtout dans un contexte de chômage de masse et d’absence de dynamique économique forte.

On peut y voir un raccourci pour améliorer la situation des chômeurs. L’expérience des « territoires zéro chômeur de longue durée », qui a consisté à mettre en œuvre un dispositif analogue sur une échelle réduite, ne confirme pourtant pas cette intuition, tant la situation des « bénéficiaires » de ce dispositif s’est révélée peu satisfaisante [5]. D’autre part, loin de créer un rapport de forces plus favorable aux salariés face aux employeurs, la prise en charge par l’État de la main-d’œuvre refusée par les entreprises les encouragerait puissamment à rejeter sans scrupules sur le marché du travail les travailleurs jugés « inemployables » ou insuffisamment rentables.

Enfin, face à l’incapacité du système productif capitaliste à s’adapter rapidement à la transition écologique, ce serait une dangereuse illusion de croire que l’embauche temporaire de travailleurs privés d’emploi à des fins de régulation de la conjoncture pourrait se substituer au développement inédit des services publics dans l’énergie, les transports, l’éducation, la recherche, qui est la conditions vitale à réaliser pour mettre à disposition de tous ces bien communs que sont le climat, la biodiversité, la qualité de l’eau, de l’air.

Corriger les défauts du capitalisme en déresponsabilisant le capital ?

Même si les auteurs insistent sur un principe de volontariat, on peut s’interroger sur les dérives qui pourraient déboucher sur le fait de forcer les chômeurs à travailler sur des projets non choisis, à des rémunérations faibles. Par exemple, la proposition de loi de la France insoumise envisage des embauches à temps partiel (de 20 à 35 heures par semaine, est-il précisé) rémunérées au SMIC horaire. En aucun cas on ne peut voir là un moyen d’offrir une vie décente aux « bénéficiaires » de ce dispositif. On peut se demander si ces emplois ne seront pas des postes de fonctionnaires de seconde zone (on peut d’ailleurs s’interroger : pourquoi ne pas créer simplement des vrais postes de fonctionnaires supplémentaires ?), avec une garantie d’emploi mais des rémunérations faibles, pas de statut, donc pas de garanties collectives des droits sociaux. La garantie d’emploi ne signifie pas la sortie du précariat.

Cette mesure met en place une gestion du chômage financée par l’État plutôt que par les entreprises par le biais de la Sécurité sociale. L’État assumerait financièrement l’incapacité du système économique à atteindre le plein emploi et à répondre aux besoins sociaux par des taxes ou des impôts. La question est alors la suivante : qui finance ces emplois ?

Si des prélèvements fiscaux supplémentaires étaient imposés aux ménages, on passerait d’un financement des allocations chômage par des cotisations sociales payées par l’employeur[6] à un financement par les citoyens (dont on peut penser qu’il sera majoritairement payé par les couches moyennes de la population). Cela reviendrait donc à une poursuite de la fiscalisation de la protection sociale et de la déresponsabilisation financière des employeurs. L’État a-t-il vocation à financer tout ce que le capital ne veut pas payer ?

Dans le cas où une hausse des prélèvements fiscaux serait dirigée vers les entreprises, cette mesure pensée isolément ne manquerait pas de susciter, de la part du patronat, une réaction immédiate visant à compenser ce manque à gagner par des pressions sur les salaires et les conditions de travail, des suppressions d’emplois, des délocalisations. Mettre en place un bras de fer avec le capital ne s’improvise pas. Cela nécessite une action cohérente, à tous les niveaux de décision, pour opposer à la rentabilité capitaliste de nouveaux critères d’efficacité sociale, économique et écologique. C’est-à-dire la conquête de pouvoirs par les travailleurs dans les entreprises, pour imposer des projets industriels créateurs d’emplois et de richesses dans les territoires et leur financement par le système bancaire.

Cette mesure ne s’attaque donc pas au dépassement du cadre capitaliste, elle prétend réduire ses effets néfastes par un financement de l’État. Imposer d’autres logiques que la logique capitaliste nécessite d’aller plus loin, notamment de penser le pouvoir : qui a le pouvoir de définir les besoins sociaux et les moyens de les satisfaire, et selon quels critères : l’État, les collectivités locales, les employeurs, les salariés ? La démocratisation des décisions de l’orientation de la production doit être à l’agenda pour éviter que le niveau du chômage et les allocations dépendent des jeux électoraux structurellement favorables au retour de la bourgeoisie.

Conclusion 

Face à l’incapacité du système capitaliste à sortir du chômage de masse et à retrouver un régime d’accumulation dynamique, la bataille d’idées sur les moyens de lutter contre le chômage devient plus aiguë et plus précise. L’État « employeur en dernier ressort » renvoie à un discours politique qui correspond peut-être au rapport de forces aux États-Unis et à leur situation vu l’absence de sécurité sociale et d’une fonction publique forte. Au-delà de la communication, on peut douter que le transplant prenne en France où le besoin criant est de créer massivement de vrais emplois avec de vrais statuts dans les services publics qui contribuent à la réponse aux urgences écologiques (transports, énergie, industrie, agriculture, équipement…), dans les hôpitaux, dans l’éducation.

On mesure la différence avec la cohérence stratégique proposée par le PCF. Celle-ci associe

  • des objectifs sociaux – en l’occurrence, l’éradication du chômage, donc le dépassement du marché du travail capitaliste, et non le « plein-emploi » qui suppose que les travailleurs se retrouvent au chômage entre deux emplois ;
  • les moyens de les réaliser : en l’occurrence, la construction d’un nouveau service public de l’emploi et de la formation, financé par les cotisations des entreprises et, en tant que de besoin, par des avances monétaires de la banque centrale, auquel tout citoyen serait affilié dès sa sortie du système scolaire, et qui donnerait à chacune et à chacun la liberté d’alterner, toute sa vie, périodes d’emploi et périodes de formation choisie avec une continuité de revenu, sans jamais passer la par la case « chômage » [7] ;
  • les pouvoirs à conquérir non seulement sur l’utilisation de l’argent public mais aussi, dans l’entreprise, sur l’utilisation des profits et sur l’utilisation des crédits bancaires.

Ces questions stratégiques sont à penser si l’on veut qu’au-delà de l’utopie émergent les conditions d’un futur débarrassé du chômage… et donc du capitalisme !


[1] Proposition de loi établissant la garantie d’emploi par l’État employeur en dernier ressort, n° 4017 rectifié , déposé(e) le mardi 23 mars 2021. Voir aussi Romaric Godin, « La garantie d’emploi, un outil au potentiel révolutionnaire », postface au livre de Pavlina Tcherneva : La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal (La Découverte, 2021), https://www.contretemps.eu/chomage-economie-garantie-emploi-depassement-capitalisme/

[2] https://www.emploivertpourtous.fr/

[3] Sur la « théorie monétaire moderne », pendant étatiste de la théorie quantitative de la monnaie libérale, voir Denis Durand, « Débats contemporains sur la monnaie », Économie&Politique n°  788-789 (mars-avril 2020).

[4] Qu’est-ce que la garantie à l’emploi vert ? C/ La France connaît déjà plusieurs embryons de garantie à l’emploi Source : https://www.emploivertpourtous.fr/

[5] Voir Pierre Garnodier, « Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée : une nouvelle offensive contre le travail et la sécurité sociale ? », Économie&Politique, n° 800-801 (mars-avril 2021).

[6] Et depuis 2019 en partie par l’État avec la CSG.

[7] Voir le dossier consacré à ce sujet par Économie&Politique dans son numéro 790-791 (mai-juin 2020) et la proposition de loi déposée en janvier 2017 par André Chassaigne (http://www.economie-politique.org/98101).