Joe Biden et la « double circulation » chinoise : vers une économie mondialisée mixte ?

Même si l’histoire a prouvé que le « doux commerce » dont parlait Montesquieu peut faire bon ménage avec les conflits et la violence la plus extrême, l’intensité des relations économiques entre les deux grandes puissances incite à aller au-delà des idées reçues sur la rivalité Chine-États-Unis.

La presse occidentale voit refleurir une rhétorique de Guerre froide. Et le monde s’interroge : que fera Joe Biden ? Son arrivée à la Maison blanche va-t-elle changer la donne ? Au-delà de la forme, moins outrancière que celle de Donald Trump, le Parti démocrate apparaît de longue date comme le parti des faucons. Mais en même temps, Joe Biden apparaît davantage comme le candidat du capital mondialisé quand son prédécesseur était plus celui du capital industriel à base étasunienne. Néanmoins, il s’agit de rompre avec le fétichisme des grands hommes pour analyser de manière matérialiste les dynamiques de capital or, en ce domaine, l’imbrication et les interdépendances de la Chine et des États-Unis rendent t@oute séparation complète improbable.

La notion de double circulation mise en avant par le pouvoir chinois indique une transformation profonde de la mondialisation dans laquelle la Chine et ses critères de gestion sont appelés à jouer un rôle plus grand et foncièrement subversif. Paradoxalement, le développement de la circulation intérieure chinoise favorise dans le même temps l’exportation de son régulateur fondamental, le développement des forces productives, qui remet en cause le rôle central du taux de profit.

Ce texte explore successivement (1) le fonctionnement du nexus[1] sino-étasunien au cœur des trois dernières décennies d’accumulation du capital à l’échelle internationale et ses contradictions, (2) la notion de double circulation et ce qu’elle implique pour le reste du monde et (3) la question du découplage relatif de la Chine ou son émancipation de ses dépendances stratégiques vis-à-vis de l’Occident dans le cadre du plan « Made in Chine 2025 ».

Accumulation du capital-argent contre accumulation du capital-machine : la grande contradiction du nexus sino-étasunien

Lorsque Deng Xiaoping lance en 1978 ce qui deviendra la politique de « réforme et d’ouverture », il lie de fait le développement de la Chine au rétablissement du taux de profit des entreprises étasuniennes (et plus largement occidentales) qui avait fondu comme neige au soleil[2].

La réforme et l’ouverture chinoise constituent dans ce contexte une divine surprise pour le capital étasunien. Elle offre un mélange de ce qui avait constitué lors de la mondialisation du XIXème siècle le moteur de l’impérialisme selon Luxemburg (la recherche de nouveaux débouchés) et selon Lénine (la recherche d’une main-d’œuvre à exploiter en exportant les capitaux excédentaires afin de diminuer la composition organique globale du capital et rehausser le taux de profit). Si la seconde dimension prime dans un premier temps, la première joue un rôle de plus en plus fort à mesure que la Chine se développe et que les salaires croissent.

L’ouverture de la Chine n’ayant pas été obtenue à la canonnière, quel intérêt y trouve-t-elle ? Du point de vue chinois, l’ouverture prime sur la réforme qui est une concession visant à garantir et protéger le taux de profit des capitalistes étrangers afin que ceux-ci investissent en Chine[3].

La brièveté de cet article n’autorise pas les longs développements qui s’imposeraient. Pour les détails de la démonstration, je me permets donc de renvoyer à un article plus conséquent publié dans Cause Commune[4] qui avance la suite des travaux de Rémy Herrera et Long Zhiming que le système économique chinois ne saurait être qualifié de capitaliste car le régulateur fondamental des décisions d’investissement, d’embauche ou de formation dans le pays n’est pas le taux de profit, mais le développement quantitatif puis qualitatif des forces productives, c’est-à-dire (1) la quantité de capital d’abord, puis (2) l’efficacité du capital investi[5] et (3) la productivité du travail ensuite, et, enfin, (4) les capacités créatrices et d’innovation du pays.

Les marqueurs temporels doivent être compris pour ce qu’ils sont. Les politiques publiques ont cherché à développer ces quatre éléments parallèlement. L’effort de formation ou de recherche est ancien, plus même que la réforme et l’ouverture. L’énumération indique ici quel critère a successivement primé.

Le nexus sino-étasunien a été au cœur de l’accumulation du capital de ces trois dernières décennies. Il repose toutefois sur deux conceptions différentes qui ont engendré les contradictions qui apparaissent maintenant au grand jour. Par accumulation, les capitalistes étasuniens entendent avant tout l’accumulation du capital-argent et le rétablissement du taux de profit quand l’État chinois entend avant tout l’accumulation du capital-machines et le développement des forces productives. Cette divergence de conceptions a nourri les déséquilibres actuels, entraînant la désindustrialisation des États-Unis et la montée en gamme de la Chine qui, échappant au « piège des revenus moyens »[6], concurrence désormais l’industrie à siège étasunien.

Après avoir permis le rétablissement du taux de profit étasunien, le développement de la Chine le place sous une double attaque : d’une part, la diminution du taux d’exploitation global tirée par la hausse très forte des salaires en Chine[7] et, de l’autre, l’attaque des débouchés du capital étasunien par les entreprises chinoises, tant en Chine même que sur les marchés matures.

La double circulation : découplage ou recalibrage de l’insertion internationale du pays

Le XIXème congrès du PCC en 2017 a acté que le développement des forces productives en Chine a atteint un tel niveau que la contradiction fondamentale du système économique chinois a changé[8]. Le congrès estime que la réforme et l’ouverture s’imposaient pour dépasser les contradictions de la période précédente (maoïste) entre « les besoins matériels et culturels sans cesse croissants du peuple et la production sociale obsolète ». Cela s’est fait au prix de nouvelles contradictions entre (1) le développement des forces productives permettant la satisfaction des besoins sociaux et les inégalités de revenu qui en excluent de fait une part de la population et (2) les capacités nationales et le marché international. Du point de vue de la Chine, le reste du monde apparaît insuffisamment développé et solvable pour absorber leurs propres capacités excédentaires[9].

Dans ce contexte, une réforme profonde du système économique mis en place dans le cadre de la réforme et de l’ouverture s’impose pour dépasser ces contradictions. Il s’agit non pas de sortir de la mondialisation, mais de réorienter la manière dont le pays s’y inscrit. Il s’agit pour la Chine de sortir de son rôle de partenaire mineur ou de périphérie productive (semi-périphérie) pour assumer le rôle de semi-centre qui correspond à son développement interne[10].

À cette fin, Xi Jinping met en avant le concept de « double circulation » qui constitue une inflexion importante[11]. Le terme même rompt avec la terminologie adoptée lors du XIIIème congrès de 1977 qui définit la réforme et l’ouverture comme reposant sur « la grande circulation internationale » (au singulier)[12].

Le nouveau système ne renonce pas à la circulation internationale, mais celle-ci cesse d’être l’alpha et l’oméga de la dynamique d’accumulation chinoise. Jusqu’à récemment, l’étranger était à la fois la source du capital et du savoir et la destination des marchandises produites avec ce capital et ce savoir. La stratégie de la double circulation place la circulation intérieure des marchandises, du capital et du savoir sur un pied d’égalité avec la circulation internationale. Là encore, l’importance de la circulation intérieure est moins décrétée que relevée[13]. Depuis de nombreuses années, la consommation intérieure gagne en importance, comme la production autochtone de savoirs et l’accumulation de capital dans et par les entreprises nationales et notamment publiques.

La plus grande importance donnée à la circulation intérieure ne signifie cependant pas repli national. Son développement implique de donner une autre forme à la mondialisation qui rompe le tête-à-tête avec les États-Unis qui constituait jusqu’alors la forme principale de l’insertion internationale chinoise. La moindre importance économique des États-Unis ne signifie toutefois pas découplage, mais plutôt recalibrage.

La Chine et sa dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis

La mise en œuvre du programme « Made in China 2025 » par le XIIIème et le XIVème plan quinquennal (2016-2020 et 2021-2025)[14] présente des résultats probants en la matière. Le programme vise à rendre les entreprises chinoises compétitives à horizon 2025 et leaders à horizon 2030 dans 10 domaines stratégiques : les technologies de l’information, la robotique, les moteurs à énergie alternative, l’aviation, le génie maritime, l’énergie, les matériaux nouveaux, la médecine, les machines agricoles et le ferroviaire[15].

Dans le secteur des véhicules nouvelles énergies, les objectifs du plan sont atteints : les constructeurs chinois dominent désormais leur marché intérieur et occupent 90 % des parts de marché avec des véhicules dont 80 % des pièces sont produites par des équipementiers nationaux contre 70 % en 2015. Au niveau mondial, les constructeurs chinois représentent désormais 40 % des parts de marché contre 11 % en 2012[16].

Dans le domaine de l’aéronautique, la balance commerciale de la Chine vis-à-vis des États-Unis s’est considérablement améliorée puisqu’elle passe d’un déficit de 15 milliards de dollars en 2015 à un excédent annuel de 2 milliards de 2018 à 2020. De même, dans le domaine des machines agricoles hors tracteurs, le déficit étasunien se creuse tout au long de la période (de 133 à 884 millions en 2019). La situation est encore plus saisissante dans le sous-secteur des tracteurs puisque la balance commerciale étasunienne, structurellement excédentaire au début des années 2010, passe d’un excédent de 37 millions de dollars en 2015 à un déficit de 2 milliards de dollars.

Le niveau de dépendance ne se mesure toutefois pas par la balance commerciale ou en pourcentage de composants étrangers, mais par le nombre de goulots d’étranglement, c’est-à-dire dans le nombre de pièces précises qui ne proviennent que d’une seule source irremplaçable. Ainsi, la Chine n’est pas dépendante du reste du monde dans le domaine des semi-conducteurs en général, mais pour certains semi-conducteurs inférieurs à une certaine taille.

Parler de dépendance au niveau global est d’autant plus ardu qu’au sein d’un même secteur, deux pays peuvent être dans une situation de dépendance stratégique réciproque. Ainsi dans le sous-domaine des produits médicaux et pharmaceutiques nécessaires à la lutte contre le Covid-19, les États-Unis sont dans une situation de monopole de certains réactifs indispensables aux tests PCR, mais sont, dans le même temps, dépendants de la Chine dont les entreprises disposent d’un monopole de fait sur les tissus non-tissés à base de polypropylène servant à la confection des masques[17]. Dans ce segment de marché, qui est dépendant de qui ? Serait-il plus aisé pour les États-Unis de relancer une industrie des tissus non tissés que pour la Chine de produire ces réactifs ? La difficulté de la question pour la poignée de produits nécessaires à la lutte contre le Covid-19 s’accroit de manière vertigineuse quand on considère l’ensemble des produits impliqués dans l’ensemble des chaînes d’approvisionnement[18].

Conclusion

Ainsi, l’enchevêtrement des deux pays est tel qu’il serait bien aventureux pour Joe Biden d’aller au-delà des rodomontades et de couper la Chine de l’accès à certains produits stratégiques. Inversement, nul ne peut croire sérieusement à un découplage complet de la Chine vis-à-vis des États-Unis.

La place de semi-centre atteinte par la Chine fait que celle-ci est désormais exportatrice de capitaux à travers les « nouvelles routes de la soie »[19]. Exportatrice de capitaux, elle l’est aussi de ses critères de gestion et, au final, de son régulateur fondamental de l’accumulation du capital, à savoir le développement et non le profit et la rentabilité financière.

L’introduction des critères de gestion chinois dans la mondialisation la réoriente vers une forme mixte, alliant des éléments capitalistes sous égide étasunienne et des éléments coopératifs, voire, osons le mot, socialistes qui reposent sur le régulateur fondamental du développement quantitatif et qualitatif des forces productives. Ces différents éléments sont mêlés en tout lieu, à des degrés divers, sans que soit crédible la mise en place de deux blocs antagonistes. Les commentateurs qui jouent à (se) faire peur en évoquant les risques de nouvelle guerre froide ne comprennent pas grand-chose au degré d’imbrication de la Chine et des États-Unis ou s’ils le comprennent, ils se font alors les idiots utiles de l’impérialisme étasunien afin de freiner le vrai « virus chinois » qui, n’en déplaise à Donald Trump, n’est pas le Covid-19 mais la possibilité d’une autre régulation du développement des forces productives.


[1] Par nexus, nous entendons l’ensemble formé par la Chine et les États-Unis au cœur de la mondialisation.

[2] Cf. Clément Roll dans ce numéro pour l’exemple français.

[3] Steven Rolf, China’s uneven and combined development, Cham, Palgrave McMillan, 2021.

[4] Kevin Guillas-Cavan, « Le développement au cœur des contradictions d’une économie non-capitaliste avec des capitalistes », Cause commune, n° 22, pp. 28-32, disponible en ligne.

[5] Le rapport entre la quantité de valeur produite et la quantité de capital investi.

[6] Mylène Gaulard, Karl Marx à Pékin. Les racines de la crise en Chine capitaliste, Paris, Demopolis, 2014.

[7] Une fois de plus, je renvoie à l’article dans Cause commune, op. cit.

[8] Xi Jinping, « Secure a decisive victory in building a moderately prosperous society in all respects and strive for the great success of socialism with Chinese characteristics for a new era », Governance of China, vol. 3, Beijing, Foreign Language Press, 2020.

[9] Pour une discussion des secteurs concernés par les capacités excédentaires, cf. Jean-Claude Delaunay, Les trajectoires chinoises de modernisation et de développement. De l’empire agro-militaire à l’État-nation et au socialisme, Paris, Édition Delga, 2018.

[10] Cheng Enfu et Zhai Chan, « China as a “quasi-center” in the world economic system. Developing a new “center–quasi-center–semi-periphery–periphery” theory », World Review of Political Economy, 2021, disponible en ligne.

[11] Direction du PCC du ministère du Commerce, « Understanding the great trend of economic globalization and expanding opening up on all fronts », Qiushi, janvier-février 2021, disponible en ligne.

[12] Jia Guanliang, « Du “découplage sino-étasunien” à “la grande circulation intérieure” » (从“中美经济脱钩”到“国内大循环”), Culture rouge (红色文化), 6 août 2020, disponible en ligne.

[13] Yu Yongding, « Comment mettre en œuvre la transition de “la grande circulation internationale” à “la double circulation” (怎样实现从“国际大循环”到 “双循环”的转变?), blog de l’Académie chinoise des sciences sociales, 22 août 2020, disponible en ligne.

[14] Michel Aglietta, « Le 14e plan quinquennal chinois et l’intégration asiatique », Cause commune, n° 22, pp. 21-23, disponible en ligne.

[15] Sur ce secteur en particulier, cf. Laurent Brun, « Le rail et la Chine », conférence donnée aux Rencontres internationales de Vénissieux, 4 octobre 2019, disponible en ligne.

[16] Godfrey Yeung, « “Made in China 2025” : the development of a new energy vehicle industry in China », Area Development and Policy, n° 4, pp. 39-59.

[17] Raphaël Chiappini et Sarah Guillou, « Échanges commerciaux des produits et équipements de protection médicale. Quels enseignements de la pandémie de Covid-19 », Policy Brief, OFCE, 2020, n 77, disponible en ligne.

[18] Gary Gereffi, « What does the COVID-19 pandemic teach us about global value chains ? The case of medical supplies », Journal of International Business Policy, 2020, n° 3, p. 287-301.

[19] Claude Albagli, Les routes de la soie ne mènent pas où l’on croit…, Paris, L’Harmattan, 2020.