La dramatique crise sanitaire que traverse le monde indique les limites d’un développement cannibale pour l’humain et la nature.
La crise met en évidence la fragilité de notre système productif, sa très grande dépendance à des productions situées dans d’autres pays. Pour exemple, notre capacité à approvisionner la France en médicaments de base, tel le paracétamol, ne dépend plus de capacités locales mais de décisions de gouvernements ou de multinationales qui privilégient pour les uns les besoins de leurs populations, ce qui est parfaitement légitime, et pour les autres l’optimisation des dividendes à verser à leurs actionnaires.
Le mythe de la société postindustrielle avec le concept « d’entreprises sans usines » développé de manière opportune et dévastatrice par le PDG d’Alcatel de l’époque, Serge Tchuruk a fourni une justification idéologique à une mondialisation organisée par et pour les firmes multinationales. En découpant le processus de production en segments que l’on localise aux endroits les plus rentables, en mettant en concurrence impitoyable les sous-traitants et les filiales, en exerçant une pression sur les prestataires, le grand groupe prend l’allure d’une pieuvre qui étend ses tentacules sur la planète et lui presse la moelle.
Alors que les défis environnementaux nous imposent d’économiser la matière et de diminuer les déplacements inutiles, l’augmentation de la distance moyenne au consommateur final dans les chaînes de valeur internationales a bondi de 70 %. Par exemple une ceinture de sécurité équipant une voiture aux États Unis pourra être produite à partir de fibres au Mexique où le coût de la main-d’œuvre est bas, envoyée au Canada pour être teinte et revenir au Mexique pour être cousue avant d’être assemblée aux États Unis.
Une mondialisation capitaliste dévastatrice pour la planète
Un grand constructeur automobile affirme travailler avec 17 000 sous-traitants !
Cet exemple très illustratif se décline de manière éclatante dans tous les secteurs. En décomposant un objet fini (automobile, turbine etc…) et en localisant tous les éléments, on met ainsi en évidence la production dans des pays à bas coûts salariaux pour ce qui fait appel à de la main d’œuvre, à d’autres en fonction des besoins en matière première ou en ressource voir maintenant en ingénierie. Le traçage de la genèse d’un produit pour arriver au stade final illustré sur une carte du monde donne le tournis et son incroyable inefficacité technique, sociale et environnementale saute aux yeux. L’utilisation massive du numérique a encore accéléré ce phénomène. Cette rentabilité est possible parce que l’on exploite des hommes et des femmes de manière honteuse et parce que les conséquences sur l’environnement ne sont pas prises en compte (émission de GES, pillage de ressources naturelles, exploitation dans des conditions sociales et environnementales inacceptable, santé, usure des routes, dégazage dans les océans et pollutions diverses, atteinte à la biodiversité etc etc). Mais cette organisation a son talon d’Achille qui vient précisément d’être mis à nu : si un maillon de la chaîne lâche c’est tout le système qui peut se paralyser. Ce qui peut sembler une évidence puisque l’organisation de la production via les chaînes de valeur s’est fait uniquement sur un critère financier et non pas sur des critères techniques. La mise en place pratique de cette politique a accentué encore plus la division mortifère entre travail manuel et intellectuel, qualifié et non qualifié, conception et réalisation aggravant encore plus les inégalités entre les travailleurs et entre les pays. La division du travail, permettant de diminuer le pouvoir des travailleurs, car le savoir c’est le pouvoir, inhérente au système actuel, entre en contradiction avec la centralité du travail et la créativité nécessaires pour répondre aux incroyables défis posés à l’humanité. Cela indique l’obsolescence programmée de ce développement vorace.
Nous vivons l’échec du développement néolibéral qui entraîne dans sa fuite en avant la majorité des femmes et des hommes qui peuplent le monde. Gouverner par les nombres, les yeux rivés sur les tableaux Excel et le cours de la Bourse fait l’impasse sur la réponse aux besoins, la préservation de l’environnement, l’intérêt général et les biens communs, le travail et l’épanouissement humain.
La France qui a suivi ce mouvement, a doublement péché en délocalisant et extravertissant à outrance jusqu’à laisser dépecer ses fleurons industriels qui tiraient l’activité du tissu industriel et du pays.
Cela conduit à un déficit structurel de notre balance commerciale et à une augmentation déraisonnable de notre empreinte carbone.
Le constat est sévère, à tel point que le gouvernement est obligé d’employer les mots honnis de relocalisation, planification, souveraineté voire nationalisations.
Mais derrière les mots, les raisonnements n’ont pas changé, et comme le disait Einstein, on ne résoudra pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont générés. Ainsi, dans la bouche de la pseudo-ministre de l’Industrie, relocalisation et souveraineté s’incarnent dans diversification des approvisionnements, en particulier vers les pays du Maghreb. Quant à la planification, véritable anticipation sur le long terme de la stratégie industrielle à tenir, on voit de moins en moins comment et avec quels outils le Haut commissaire au plan pourrait réaliser sa mission et s’attaquer à la « tragédie des horizons ». Il n’y a plus d’esprit industriel en France depuis plusieurs décennies.
La période nous invite encore plus à agir : il s’agit de stopper l’hémorragie des emplois et de construire un véritable programme de reconstruction du pays à partir d’un changement profond de paradigme.
Le système productif est là pour répondre aux besoins de la population. Il doit le faire dans un cadre imposé par la protection de notre environnement pour faire en sorte que l’homme et la nature puissent à nouveau vivre en harmonie.
En effet, cause écologique et anthropologique sont indissociables. Certains voudraient nous faire croire que l’écologie serait soluble dans le capitalisme vert, et que les enjeux écologiques seraient réductibles aux comportements individuels. Comment penser que l’on peut déconnecter consommation « bas de gamme », de production « bas de gamme » et de faiblesse des salaires ? Comment ne pas corréler l’émission de GES des véhicules individuels, au prix de l’immobilier, à l’existence de transports collectifs de qualité, à l’organisation du travail ? Comment ne pas lier consommation « inutile » et publicité commandée par les grands groupes, meublant les temps de cerveaux disponibles pour susciter des désirs de consommation et des frustrations ? Comment enfin, ne pas lier émissions de GES et flux tendus et stocks dans les camions… Si production et consommation font système, repenser cette nouvelle civilisation à partir de l’humain dans son rapport à la nature permet de centrer sur la cause anthropologique qui impose de sortir du capitalisme. Aucune issue ici dans un capitalisme amélioré ou verdi, qui continuera à imposer son mortel court-termisme. C’est un tout autre système qu’il faut bâtir en révolutionnant les rapports de production et le travail, remettant en cause le système de profit qui obère l’avenir.
Nous sommes à l’aube d’un changement de civilisation. Celui-ci ne pourra se faire dans le sens de l’émancipation humaine que si chacune et chacun s’en préoccupe et que le projet nouveau est construit puis porté et incarné par un mouvement démocratique sans précédent.
Répondre aux besoins nécessite en effet de définir collectivement ces besoins, de ce que nous devons produire en termes de biens et de services, d’objets émancipés, et de la manière dont nous produisons. Il est nécessaire d’articuler les différents niveaux (territoires, national, Europe, monde) et de penser les coopérations à mettre en place.
Les décisions doivent intégrer les défis nouveaux qui sont lancés à nos générations.
Cela implique de développer une véritable économie circulaire, avec des filières industrielles qui prennent en compte le cycle de vie complet des produits, de l’éco-conception au démantèlement recyclage afin de valoriser la matière, de relocaliser des productions pour rapprocher les lieux de production des lieux de consommations, de fabriquer des produits à haute valeur ajoutée, réparables, recyclables, interconnectables. Et bien sûr de mobiliser les financements pour l’industrie. C’est un nouveau modèle industriel, totalement imbriqué avec les services. Grâce à l’apport des technologies du numérique, l’humain y occupe une place centrale, avec une élévation des qualifications pour toutes et tous grâce à la priorité donnée à la formation initiale et continue. Avec de solides pôles publics de haut niveau, socle de la solidarité et du vivre ensemble, dans la santé, l’éducation, l’eau, l’énergie, les transports, l’alimentation, permettant un renouveau démocratique, nous serons en capacité de répondre aux besoins sociaux et aux défis environnementaux qui sont étroitement imbriqués et d’impulser une vision basée sur la réponse à l’intérêt général et la coopération. Repartir du travail, redonner de la liberté, viser l’émancipation, retrouver un sens commun grâce à un projet collectif partagé, permettrait de sortir le pays de l’ornière. Normes sociales, environnementales doivent être harmonisées par le haut et être dotées d’une force obligatoire équivalente aux normes de commerce international avec un organe de règlement des litiges distinct de celui de l’OMC. D’un point de vue social, celles-ci s’appuieraient sur les droits fondamentaux définis par l’Organisation Internationale du Travail.
Pas de révolution écologique sans une prise de pouvoir des salariés dans les décisions des entreprises
Très concrètement, la France pourrait se donner comme objectif de doubler en dix ans les capacités de production et l’emploi industriels en France. Un tel objectif nécessite de mobiliser les salariés pour faire infléchir les choix politiques et la gestion des entreprises qui sont actuellement guidés et soumis aux exigences des actionnaires et nourrissent la financiarisation de l’économie au détriment de l’industrie. Cela implique d’identifier les secteurs stratégiques et poser la question fondamentale de la propriété (nationalisation/réappropriation publique et sociale) de ces secteurs stratégiques tels l’énergie, les transports, la santé, l’eau, les télécoms. Imposer des rapports donneurs d’ordre et sous-traitants plus équilibrés, déployer un bouclier anti dumping social fiscal et environnemental, contrôler et conditionner toutes les aides aux entreprises à des critères sociaux et environnementaux, interdire les licenciements boursiers et encadrer les dividendes et les salaires des dirigeants, augmenter les dépenses en recherche et développement pour atteindre l’objectif du 3 % du PIB, mobiliser la fiscalité et le système financier au service de la reconquête industrielle, diminuer le temps de travail et donner du pouvoir aux salariés dans les décisions des entreprises à tous les niveaux afin de repenser le travail pour le mettre en adéquation avec les exigences et les possibilités de notre époque, et les aspirations des salariés sont autant de leviers qui mis ensemble ouvriraient la voie à ce nouveau paradigme industriel.
Toutes ces propositions appellent un État stratège, pour le pays et pour défendre une politique industrielle pour l’Europe, doté d’une forte volonté politique.
Cela nécessite de construire le rapport de forces pour que la bataille séculaire entre le capital et le travail penche enfin du côté des travailleurs et faire ainsi mentir Warren Buffet, un des hommes les plus riches au monde qui déclarait cyniquement « la luttes des classes, ça existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches, qui en est à l’initiative. Et cette guerre, nous sommes entrain de la gagner ».