Le capitalisme est le plus « marchand » de tous les systèmes économiques. C’est pourquoi, le dépasser jusqu’à son abolition, c’est dépasser les quatre marchés où se déploient les opérations de ce système et sa régulation par le taux de profit : marché des produits, marché du « travail », marché de la monnaie et, reliant entre eux les différents marchés nationaux, le marché international.
Depuis plusieurs congrès désormais, la stratégie du Parti Communiste Français s’exprime dans une formulation claire : dépasser le capitalisme. Mais cette ambition est large. Elle recouvre tout à la fois le dépassement du capitalisme en tant que mode de production fondé sur l’exploitation mais aussi en tant que système d’organisation politique et sociale.
Au-delà du débat sémantique (Renverser ? Abolir ? Rompre ?), dépasser le capitalisme est à la fois un but et un chemin. C’est un processus qui implique d’Identifier les éléments clés de la domination capitaliste, et d’élaborer des propositions pour les affaiblir durablement en identifiant les contradictions qui rendent à la fois nécessaire et possible son dépassement, et leur substituer des éléments de maîtrise collective fondés sur un développement sans précédent de la démocratie. Cela suppose ensuite d’élaborer des stratégies démocratiques pour faire aboutir ces propositions, stratégies de luttes politiques sociales, idéologiques, et stratégies électorales.
Le capitalisme est le plus « marchand » des modes de production. Le marché est la condition du fonctionnement du capitalisme. Si l’exploitation est le cœur du mode de production capitaliste, la plus-value qui en résulte ne peut être réalisée qu’à l’occasion de l’échange sur un marché. Tant que la marchandise n’est pas parvenue sur le marché pour y être échangée, sa valeur ne peut pas se concrétiser en argent et ne peut donc pas être appropriée par le capitaliste.
Cela ne concerne pas seulement les échanges de biens et services. Marx, dans le livre 1 du Capital, avait identifié trois marchés caractéristiques du capitalisme. « Aujourd’hui comme jadis, chaque capital nouveau entre en scène, c’est-à-dire sur le marché — marché des produits, marché du travail, marché de la monnaie » (1). Plus tard, dans le livre 3, il analysera le développement d’un quatrième marché : le marché mondial et ses répercussions sur la concurrence, le taux de profit mais aussi la monnaie. Mais cette analyse resta naturellement incomplète, les échanges internationaux n’ayant pas atteint au XIXe siècle l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui.
Le marché est tellement indispensable au capitalisme que la bourgeoisie n’a cessé d’investir massivement pour en améliorer le fonctionnement avec les technologies de l’information et de la communication (la première ligne télégraphique transmanche était destinée à la transmission des cours de Bourses), et aujourd’hui avec les plates formes d’e-commerce, de recrutement, les algorithmes financiers, le trading haute fréquence, etc. Parallèlement, les gouvernements libéraux de toutes les nations capitalistes n’ont cessé d’agir militairement, politiquement ou juridiquement pour en élargir le champ par le colonialisme, l’impérialisme et plus récemment par la multiplication des traités de libre-échange visant à faciliter l’action des multinationales. Le capital n’a de cesse de marchandiser tous les aspects de la vie économique et sociale et d’étendre le marché mondial à toute la planète. Ainsi, on a donné un prix aux dommages portés à l’environnement et on a créé un marché de ces « droits à polluer ». C’est le « capitalisme vert ».
Mais force est de constater qu’au XXIe siècle la régulation de l’économie par le taux de profit, qui s’est montrée si puissante dans le passé pour faire croître la richesse matérielle en exploitant toute la souplesse du marché, se heurte à des contradictions nouvelles, liées à des bouleversements qui affectent tous les aspects de la civilisation.
- la crise écologique témoigne des limites rencontrées par le capital dans sa façon d’épuiser la nature, cette « mère » des richesses dont le travail humain est le « père », selon l’expression célèbre de Marx ;
- la profonde transformation de la démographie oblige à penser de façon tout à fait nouvelle les moyens de sécuriser tous les moments de la vie, et en particulier le financement des systèmes de sécurité sociale ;
- la révolution monétaire a libéré la création de monnaie de toute référence à une marchandise particulière, en l’occurrence l’or. Elle permettrait de mobiliser les immenses ressources nécessaires, à notre époque, pour développer les capacités humaines. Mais aujourd’hui la puissance des banques centrales alimente au contraire un véritable « cancer financier » ;
- la révolution informationnelle, en remplaçant certaines fonctions du cerveau humain, ouvre la possibilité d’un nouveau type de croissance de la productivité, fondé sur le développement de capacités humaines qui se heurte à l’obsession de la baisse du coût du travail.
Autant de transformations sans précédent dans l’histoire, qui mettent en évidence à la fois la nécessité vitale de dépasser le capitalisme – et avec lui, le marché lui-même – et la possibilité de le faire.
Opposer à la logique marchande de concurrence pour l’accumulation de profits une logique de partage et de coopération visant non la rentabilité mais une nouvelle efficacité sociale, c’est donc répondre vraiment aux contradictions du capitalisme. C’est créer les conditions de son abolition en le privant de son substrat, et c’est en affaiblir de manière décisive la capacité de reproduction et d’accumulation. C’est aussi mettre en cause sa capacité d’exploitation de la force de travail. Symétriquement, c’est libérer des produits et des services de la marchandisation pour en assurer une production plus large, une répartition plus juste, plus efficace et plus écologique, dans l’intérêt général et non dans le seul intérêt du profit. Dans ce sens, maitriser et dépasser les marchés est une vraie démarche révolutionnaire, à l’opposé des démarches libérales qui visent à en généraliser les mécanismes à toute la société et bien plus radicale que les propositions réformistes qui ne visent qu’à en limiter les excès.
C’est le mérite de Paul Boccara que d’avoir synthétisé ces propositions en en montrant la logique et la cohérence face au caractère systémique des quatre marchés du capitalisme (2)
Dépasser le marché des produits : services publics, nouvelles productions, nouvelles gestions
De nouveaux critères de gestion
Le marché capitaliste des biens et des services ne vise pas à satisfaire les besoins, mais seulement les besoins solvables, c’est -à-dire à offrir des marchandises ou des services susceptibles d’être échangés à un prix suffisant pour générer un profit acceptable pour le producteur.
C’est pourquoi le cœur de la contestation du capitalisme est la contestation de la régulation de l’économie par le critère du taux de profits.
C’est toute la réflexion que Paul Boccara a conduite dès les années 80 sur les critères de gestion fondés non pas sur le taux de profit, mesuré par le bénéfice rapporté à l’investissement, mais sur l’efficacité sociale du capital employé mesurée par la valeur ajoutée produite par ce capital, poussant à l’économie de capital et par là même à l’économie de ressources, préoccupation devenue aujourd’hui majeure. Ces économies de capital matériel et financier permettent de minimiser la part des richesses accaparée par le capital et de viser la maximisation de la valeur ajoutée disponible pour les salariés et la population (salaires prenant en compte l’état le plus avancé de la législation sociale, cotisations sociales et impôts).
La mise en œuvre de ces critères est un outil immédiatement disponible pour nourrir les luttes pour l’emploi, les salaires, les conditions de travail, et pour l’écologie.
De nouveaux services publics
L’accumulation capitaliste conduit à des situations où il y a « trop » de capital au regard du profit qui peut être retiré de l’exploitation des travailleurs. C’est pourquoi l’histoire du capitalisme est rythmée par des crises récurrentes.
L’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements progressistes a donc toujours été marquée par la volonté de prendre le contrôle du marché, en particulier des produits de première nécessité. Dans un premier temps, ce contrôle s’est borné à une simple régulation qui laissait intacte la propriété privée ; simple contrôle des prix, régime des concessions, etc. Mais la réflexion économique de la classe ouvrière a maturé pour aller vers des formes plus radicales de dépassement du marché. Ainsi la Sécurité Sociale, basée sur le principe « chacun. e cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins » a permis de faire pratiquement sortir les services de santé de la logique du marché. Les services publics de l’énergie nationalisés après-guerre comme l’avaient été les transports ferroviaires avant eux, etc. constituent de fait l’antithèse du marché. Ils ont pour vocation de répondre aux besoins collectifs et de permettre un accès large et égalitaire aux produits et services de première nécessité sans appropriation de profit privé. C’est pourquoi la bourgeoisie a toujours agi contre les services publics, pour la privatisation, c’est-à-dire pour ramener dans la sphère du profit les activités qui en avaient été libérées. Et c’est pourquoi il est impérieux – et révolutionnaire- de développer les services publics en en élargissant le champ à des activités devenues aujourd’hui primordiale : l’eau, les médicaments, l’environnement etc.
Les bouleversements de la production, de la circulation, de la répartition et de la consommation des produits du travail—bouleversent, dans le même mouvement, l’ensemble de la civilisation. Elles appellent au développement de tout nouveaux services publics. D’abord parce que la nécessité vitale s’impose de faire du climat, de la biodiversité, de l’air, de l’eau, de l’accès à l’énergie, de la santé, de la sécurité, des biens communs de l’humanité : c’est une tout autre logique que celle de l’accumulation du capital. Ensuite parce qu’aujourd’hui, l’exploitation par le capital de la révolution informationnelle soumet l’économie à de terribles pressions déflationnistes. Là où les gains de productivité devraient permettre de réduire le temps de travail et d’augmenter les dépenses pour la formation, la santé, la culture, l’écologie, ils sont utilisés pour mettre au chômage les salariés dont l’emploi est supprimé. L’efficacité économique et sociale appelle à un nouveau type de croissance de la productivité où les économies de capital matériel et financier sont utilisées pour des dépenses contribuant au renforcement des capacités des êtres humains.
Il ne s’agit pas de supprimer les marchés par décret mais de commencer à les maîtriser, prélude à leur dépassement. Dans ce sens, des avancées significatives peuvent d’ores et déjà être réalisées pour restreindre l’emprise du marché capitaliste sur l’économie. En liaison avec le développement de nouveaux services publics, l’Economie sociale et solidaire, les luttes pour l’économie circulaire, les circuits courts, notamment agricoles, les relocalisations industrielles sont autant de mécanismes économiques qui visent à rapprocher le producteur du consommateur, à réduire les intermédiaires qui prélèvent leur part de profit, bref à faire l’apprentissage d’un contrôle démocratique, par des individus et par des communautés, de la rencontre des productions avec les besoins, donc l’apprentissage d’une maîtrise des marchés.
Imposer à grande échelle cette refonte de la production et de la consommation suppose d’aboutir à une appropriation sociale des moyens de production, d’échange et de financement, de la gestion des entreprises, pour d’autres buts de production, des pouvoirs de décision, et des critères de gestion au service de l’efficacité sociale s’appuyant sur des formes de propriété et de pouvoir nouvelles, en liaison avec la construction d’un système de sécurisation de l’emploi et de la formation et avec un essor sans précédent de la démocratie, jusque dans l’entreprise (voir encadré : « le projet communiste dans le 38ème congrès du PCF »). Cela ne peut donc être que le résultat d’un conflit acharné entre la domination du capital et les nouveaux principes publics et sociaux, au cours d’une période de transition dont la durée, les avancées et les reculs plus ou moins partiels, ne peuvent être définis à l’avance.
Cette appropriation publique prendra des formes diverses selon la nature et le champ d’action des entreprises : nationalisation, régionalisation, coopération etc. « Il est indispensable de promouvoir et inventer des entreprises publiques dans les secteurs de la production et des services ». dit le 38eme congrès.
Malheureusement, l’histoire récente a montré que le caractère public des entreprises et notamment des services publics n’est pas suffisant pour en garantir un comportement conforme à l’intérêt général.
Comment pourraient-elles remplir leur mission d’intérêt général si elles ne sont jugées et donc gérées que sur des critères qui ne reflètent pas cet intérêt général mais seulement leur performance financière comme tout autre entreprise capitaliste ? C’est pourquoi les services publics et les entreprises publiques sont des terrains privilégiés d’exercice de nouveaux critères de gestion.
Et comment les entreprises publiques pourraient-elles investir dans des services publics assurant un accès égalitaire y compris aux revenus les plus bas si elles sont elle-même contraintes de financer leurs investissements sur des marchés financiers qui, à travers les taux d’intérêt, leur imposent des taux de profit rédhibitoires ? C’est pourquoi nous proposons de soutenir ce développement des entreprises publiques par des dispositifs de financement échappant aux marchés et à ses diktats de rentabilité financière. Nous y reviendrons.
Dépasser le marché du travail : la sécurité d’emploi ou de formation
La persistance du chômage de masse, l’extension de la précarité, la multiplication des formes d’emploi dégradées (« ubérisation »…) qui rendent la vie des individus précaire dans tous ses aspects, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée à l’échelle mondiale, rendent particulièrement intolérable la crise du « marché du travail » capitaliste. Le marché de l’emploi, dans la doxa libérale, c’est la rencontre d’offreurs d’emploi (les patrons qui ont une production développer) et de demandeurs d’emploi qui négocient librement un salaire, prix d’équilibre entre l’offre et la demande de travail. Cette fiction a été très tôt démontée par Marx qui a montré qu’en réalité, les acteurs du marché du travail ne sont pas à égalité, car le capital agit à la fois sur l’offre de travail par le développement de la production et sur la demande de travail par l’augmentation du chômage résultant de l’augmentation de la productivité et de celle de l’exploitation. « Le capital agit des deux côtés à la fois. Si son accumulation augmente la demande de bras, elle en augmente aussi l’offre en fabriquant des surnuméraires. Ses dés sont pipés. Dans ces conditions, la loi de l’offre et la demande de travail consomme le despotisme capitaliste. » (3)
Le marché du travail, c’est donc avant tout le chômage, entretenu par les entreprises (l’armée de réserve disait Marx) pour faire supporter aux seuls salariés les réductions d’emploi nécessaires à leurs évolutions technologiques ou structurelles (fusions, absorptions etc.). Mais, dialectiquement, les suppressions d’emploi c’est aussi le moyen d’intégrer le progrès technique et donc d’améliorer la productivité. En système capitaliste, cette amélioration sert essentiellement à nourrir les profits. En régime socialiste, elle permettrait de mieux produire pour satisfaire les besoins et réduire la durée et la pénibilité du travail.
C’est en prenant en compte ces deux préoccupations ; éradiquer le chômage mais garder aux suppressions d’emploi leur rôle clé dans le développement de la productivité que Paul Boccara a élaboré notre proposition de Sécurité d’Emploi ou de formation (SEF). L’ambition c’est l’éradication progressive du chômage en promouvant l’emploi et la formation de chacun dans un véritable système de sécurité aussi révolutionnaire que le fut la Sécurité sociale à la Libération. Eradiquer progressivement le chômage et la précarité comme naguère on a pu éradiquer l’insécurité engendrée par les difficultés dues à la maladie ou à la vieillesse, grâce à la mutualisation des financements.
Sans entrer dans le détail du projet, qui a fait l’objet d’une proposition de loi « Chassaigne » (4) les grands principes qui sous-tendent cette proposition sont les suivants :
En cas de suppression d’emplois liées à l’évolution de l’entreprise, de son marché, de ses techniques de production, ou lorsqu’un salarié déciderait de s’engager dans un processus de mobilité professionnelle choisie, la SEF garantirait des revenus maintenus au niveau du salaire antérieur, des offres de formation et des offres d’emploi pour permettre aux salariés de choisir leur évolution professionnelle. A cette fin serait créé un service public de l’emploi et de la formation (aux compétences élargies à la formation et à la prospective des besoins d’emploi) auquel toute personne serait automatiquement affiliée dès sa sortie du système scolaire et auprès duquel il pourrait faire valoir ses droits à chaque fois qu’il en aurait besoin comme chacun le fait actuellement auprès des organismes de la Sécurité sociale. Ces droits seraient matérialisés dans « une convention de sécurisation de l’emploi, de la formation et des revenus » définissant les engagements respectifs du service public de l’emploi et de la formation, du salarié, et de son employeur actuel.
Ce service public de l’emploi et de la formation serait , à l’instar de la Sécurité Sociale, financé par des cotisations sociales versées par les entreprises et placé sous le contrôle démocratique d’institutions nouvelles que nous proposons, telles que Commissions nationale ou régionales pour la sécurisation de l’emploi et la formation composées d’élus, de représentants des organisations de salariés et d’organisations patronales qui seraient aussi en charge de diagnostic, et de consultation pour les projets nationaux ou régionaux et fixeraient des objectifs annuels de besoins d’emplois et de mises en formation.
Dépasser le marché de l’argent
Dans le mode de production capitaliste, le point de départ est l’avance d’une somme d’argent qui fonctionne comme capital en s’accaparant la part la plus grande possible de la richesse produite par le travail des salariés ; le point d’arrivée est l’accumulation d’une somme d’argent la plus élevée possible en comparaison de la mise initiale : cette régulation par le taux de profit s’impose à toute l’activité économique. Pour faciliter les avances d’argent nécessaires au renouvellement incessant de ce cycle d’accumulation du capital, tout un système monétaire et financier a été développé. Aujourd’hui, la récurrence de crises financières de plus en plus violentes et de plus en plus délétères pour l’ensemble de la société rend vital un dépassement du marché de l’argent capitaliste.
Dépasser le marché des produits en opposant de nouveaux critères de gestion à la rentabilité capitaliste et en développant les services publics, dépasser le marché du travail avec une sécurité d’emploi et de formation, tout cela nécessite d’imposer graduellement dans l’ensemble de l’économie, contre la rentabilité capitaliste, la prédominance d’une gestion publique, sociale et écologique. Cela requiert en particulier la conquête de pouvoirs démocratiques sur l’utilisation de l’argent des entreprises, de l’argent des banques et de l’argent public. Cette conquête révolutionnaire concerne l’ensemble de l’économie, y compris l’État et les entreprises publiques car leurs moyens de financement ne peuvent pas reposer sur le seul financement public, dont, quelle que soit sa forme (subvention, capital…) on comprend bien qu’il constitue un prélèvement sur les impôts – donc les revenus – des citoyens.
Les autres sources de financement sont de trois natures : l’autofinancement, les marchés financiers et le crédit bancaire. L’autofinancement, c’est l’utilisation des excédents des exercices des années précédentes, par l’entreprise pour investir. C’est donc, par nature, un profit passé qui a contribué à l’exploitation des salariés et au renchérissement les prix de production.
Les entreprises qui disposent d’autofinancement ne sont pas toujours prêtes à l’investir dans leur propre activité. Soit qu’elles aient d’autres opportunités de placement plus rentable soit parce leurs excédents passés dépassent leurs besoins d’investissement, comme c’est le cas des entreprises de services financiers : assurances, fonds de pensions etc. Les marchés financiers sont donc l’outil qui permet la rencontre entre ceux qui ont des excédents financiers disponibles et ceux qui ont des besoins de financement. Sans rentrer dans le détail, le mécanisme est toujours le même : le demandeur de capitaux émet un titre, c’est-à-dire une reconnaissance de dette (à terme fixe pour une obligation ou permanent pour une action) donnant droit au versement d’une rémunération (intérêt ou dividende) jusqu’au remboursement de la dette, ou à vie s’il s’agit d’une action. Ces titres sont négociables et peuvent être vendus si leurs propriétaires ont besoin de liquidités (c’est le marché « secondaire »).
Depuis quelques décennies, les législations françaises et européennes ont été adoptées pour donner un poids croissant aux marchés financiers et contraindre les États et les services publics à se financer exclusivement sur les marchés, assurant ainsi un débouché confortable et sans risque aux détenteurs de capitaux. Accessoirement elles donnaient aux marchés financiers et à leurs acteurs un réel pouvoir de contrôle sur les politiques économiques et sociales de États, comme on a pu le voir lors des crises argentines ou grecques.
Le crédit bancaire est d’une tout autre nature. En effet, que se passe-t-il lorsqu’une banque prête de l’argent – disons un million d’euros – à une entreprise ou à un particulier ? Elle inscrit la somme en dépôt au compte de son client, qui peut immédiatement en faire ce qu’il veut, par exemple la dépenser pour investir ou la placer sur le marché financier. De son côté la banque inscrit cette somme dans ses comptes comme une créance Et voilà un million d’euros créés. Bien sûr, il ne s’agit que d’un prêt : si tout va bien, à l’échéance du crédit, quelques mois ou quelques années plus tard, le prêt sera remboursé, le compte bancaire du client sera débité d’autant et la monnaie créée au moment de l’octroi du prêt sera alors détruite. Mais entre-temps, elle aura circulé dans tous les canaux de l’économie et permis la réalisation de toutes sortes de projets qui auront apporté à la société des richesses supplémentaires. Les banques ne détiennent pas l’argent qu’elles prêtent, ou, plus exactement, elles n’en détiennent qu’une infime partie imposée par la règlementation bancaire pour limiter les risques financiers. Elles créent de la monnaie par un simple jeu d’écriture dans leurs comptes, d’où le nom de « monnaie scripturale ». Aujourd’hui, en Europe, la monnaie scripturale constitue plus de 90 % de la monnaie en circulation en zone euro. Le crédit bancaire est donc un mécanisme qui permet d’investir sans faire appel à des profits préalablement accumulés comme sur les marchés financiers. Enfin, développer le crédit bancaire, c’est aussi contribuer à assécher les débouchés du marché financier et donc stériliser une des sources de l’accumulation financière et limiter les opportunités de spéculation. En termes de stratégie politique, développer le financement par le crédit bancaire, c’est donc à la fois se donner les moyens financiers de satisfaire les besoins populaires et en même temps affaiblir le capital dans sa raison d’être : la maîtrise de la finance
En outre, l’échange sur les marchés financier se fait sur la seule base du profit attendu par le prêteur, sur la base du seul taux d’’intérêt. Les marchés financiers se moquent bien des objectifs que poursuivent les projets d’investissement qu’ils financent. D’ailleurs, ils en ignorent tout. Sur les marchés financiers, premier arrivé, premier servi. Or il est crucial aujourd’hui d’orienter les financements pour les détourner des activités superfétatoires, parasitaires ou spéculatives et les diriger vers des objectifs d’intérêt général, écologiques et sociaux tels que la santé, l’éducation, la lutte contre le dérèglement climatique ou le soutien aux pays en développement.
Bien évidemment, le secteur bancaire dans sa conformation actuelle n’est pas prêt à s’engager vers un tel objectif. Aujourd’hui, les banques consacrent une plus grande part de leur activité et donc une part prépondérante des fonds qu’elles manipulent, à agir comme intermédiaires sur les marchés financiers et à contribuer à la spéculation qu’à jouer leur rôle de financement de l’économie réelle.
C’est pourquoi nous préconisons l’usage de multiples « leviers » pour imposer une autre orientation du crédit bancaire : accès des citoyens à l’information sur le comportement des banques dans les territoires, droits de tirage des salariés sur les crédits bancaires à l’appui des luttes pour des projets de sécurisation des emplois et de la formation dans les entreprises, fonds régionaux et fonds national mobilisant les moyens d’action publics (bonifications d’intérêt, garanties d’emprunts) pour orienter les crédits bancaires vers de tels projets, nouvelle sélectivité de la politique monétaire de la BCE à l’appui du financement par les banques de projets concrets soutenus par les mobilisations populaires, constitution d’un pôle public bancaire et financier, combinant des nationalisations nouvelles de banques avec les institutions financières publiques existantes.
En rupture avec les pratiques actuelles, ce pôle public serait profondément démocratisé et servirait de fer de lance, au sein du système financier, pour pratiquer un tout autre crédit, sélectif, réservé aux entreprises développant l’emploi et l’environnement et non l’accumulation financière et matérielle. À l’inverse, des taux élevés voire prohibitifs décourageraient les crédits finançant des délocalisations ou des fusions supprimant des emplois. Ce pôle public, évidemment, ne financerait pas les opérations de spéculation financière ou immobilière.
Mais les capacités de création monétaire, donc de crédit, d’un tel pôle bancaire seraient, par nature, limitées et ne peuvent pas répondre aux besoins de financements de services publics qui ont pris une dimension européenne et qui nécessitent des coopérations internationales : climat, environnement, communications, transports etc. C’est pourquoi il a été proposé la création d’un Fonds de développement économique, social, écologique solidaire européen (5). Géré selon un principe de démocratie et de décentralisation, par les représentants des citoyens et des acteurs sociaux des pays de l’Union européenne, il financerait des projets de développement des services publics, soigneusement sélectionnés selon des critères économiques, sociaux et écologiques. Il pourrait être financés directement par la création monétaire de la Banque Centrale Européenne car bien qu’établissement public il serait doté du statut d’établissement de crédit et donc rentrerait dans le cadre de l’article des traités européens.
Dépasser le marché mondial
Cette incursion par l’Union européenne rappelle que les marchés que nous venons d’évoquer, marché des produits, marchés financiers et même marché du travail ont une forte dimension internationale, européenne et mondiale. Les marchés financiers sont totalement interconnectés et pratiquement n’importe quelle entreprise ou établissement financier peut lever ou placer des fonds sur n’importe quelle place financière du monde. Ainsi, les exigences de rentabilité et de profit des pays les plus riches finissent par s’imposer à tous, pénalisant gravement le développement des pays les plus pauvres. Les marchés des biens et services sont largement aux mains des firmes multinationales qui exploitent à des fins d’accumulation des profits les potentialités des nouvelles technologies en constituant de vastes réseaux mondiaux et en soumettant à leurs objectifs le fonctionnement économique des territoires dont elles exploitent la main-d’œuvre et les ressources naturelles. Par leur puissance, le soutien de leurs États nationaux, elles sont en mesure de s’approprier des ressources naturelles et d’imposer aux États des pratiques de dumping social et fiscal. Ces multinationales sont soutenues par des traités qui entérinent la marchandisation généralisée.
Dépasser le marché mondial est un enjeu tout aussi essentiel que dépasser les marchés nationaux ; l’exploitation y est plus féroce, les inégalités plus criantes. Les grands enjeux contemporains ; changement climatique, épuisement des ressources, pandémies, alimentation sont des enjeux mondiaux que des solutions purement nationales ne peuvent pas résoudre. Mais le marché mondial réclame une analyse de nature différente, parce que les modes d’action dont disposent les peuples sont beaucoup plus compliqués à mettre en œuvre et nécessiteront la recherche de consensus internationaux, de coopérations et de luttes communes sur les objectifs à poursuivre, les moyens financiers à mettre en œuvre et les nouveaux pouvoirs à établir. Ce que le 38ème congrès a qualifié de « nouvel internationalisme ».
Face aux tenants de la « démondialisation », c’est -à-dire d’un illusoire repli sur ses frontières – parfaitement utopique compte tenu du niveau d’intrication actuel des forces productives et qui ne ferait qu’exacerber la compétition entre peuple – notre 38éme congrès a entériné la recherche d’une « autre mondialisation ». Cette autre mondialisation aurait notamment pour objectif « Des institutions et règles internationales qui cherchent le développement des biens publics et des biens qui pourraient être communs de l’humanité. » (6) Paul Boccara a élaboré des premières propositions concrètes de ce que pourraient être ces nouvelles règles et institutions (7). Elles consistent notamment à :
Elaborer de nouveaux traités visant non pas à généraliser le libre-échange, la concurrence et la primauté des multinationales sur les États, mais à fonder les échanges sur des règles de coopération, de codéveloppement et des normes de qualité et de sûreté.
Faire jouer un rôle nouveau à des institutions internationales renouvelées et démocratisées :
- Une OMC rénovée et démocratisée sous l’égide de l’ONU pour élaborer d’autres règles, pour promouvoir la coopération et le co-développement, maîtriser le commerce, avec l’institution de biens et services communs de l’humanité, comme l’alimentation, l’eau, l’énergie…
- L’OIT pourrait être doté de nouveaux pouvoirs plus décisifs pour jouer un rôle d’élaboration de normes sociales et salariales non pas à minima comme c’est le cas aujourd’hui, mais pour tirer vers le haut les salaires, les conditions de travail et les droits sociaux.
Echapper aux marchés financiers mondiaux par le développement d’un nouveau crédit à l’échelle mondiale alimenté par la création monétaire d’un FMI rénové, démocratisé, sous l’égide de l’ONU, en charge d’une monnaie commune mondiale mettant fin à l’hégémonie du dollar.
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Cet ensemble de propositions pour maîtriser et dépasser les quatre marchés du capitalisme constitue donc un bloc cohérent du local au mondial, crédibles par leur accessibilité et révolutionnaire dans le sens où, même si leur mise en œuvre se fera graduellement, à chaque étape, ces dispositions visent à mettre en œuvre les éléments antagonistes au sein du mode de production capitaliste, en sapant les éléments de domination capitaliste pour leur substituer des éléments de domination populaire et démocratique.
Ces propositions du PCF se distinguent des solutions réformistes qui ne remettent pas en cause la domination du capital et l’hégémonie des marchés, mais se limitent à en accepter la fatalité, en réguler les excès ou à en faire supporter les dommages sociaux par l’État, donc le contribuable. C’est pourquoi il est indispensable que ces propositions soient portées par les militants communistes, leurs élus et leurs candidats, pour ouvrir des perspectives aux luttes sociales et nourrir le débat lors de toutes les grandes phases de combats politiques et notamment les élections de toutes natures.)
(1) Le Capital, livre I, tome I, p. 151, E. S., 1971
(2) Voir Paul Boccara, Le Capital de Marx, son apport, son dépassement Le Temps des cerises, Paris, 2012.
(3) Le Capital,Livre1 « Loi générale de l’accumulation capitaliste ».
(4) Voir le projet de loi sur le site d’Economie&Politique (voir aussi le dossier d’ Economie&Politique paru dans le numéro de mai-juin 2020).
(5) Voir Denis Durand : « Un Fonds de développement européen pour les services publics : refonder radicalement l’Europe », Économie&Politique n° 746-747.
(6) Texte adopté au 38ème congrès du PCF.
(7) Voir Paul Boccara Transformations et crise du capitalisme mondialisé. Quelle alternative ?, Éditions Le Temps des cerises