Jamais peut-être la contradiction n’a été aussi forte entre le besoin de démocratie dans les choix économiques, et leur confiscation par le capital. C’est l’un des aspects de la faiblesse de la gauche, en France, en Europe et ailleurs et, par conséquent, des sombres perspectives politiques que semble ouvrir, pour l’heure, la double crise économique et sanitaire.
La publication de ce dossier exprime donc la conviction que la réflexion politique peut moins que jamais faire l’impasse sur ce que pourraient être, au XXIe siècle, les moyens d’une prise de pouvoir démocratique sur l’économie. Il comporte une série de retours sur des moments de l’histoire où cette question s’est posée de façon concrète. Il explore ensuite quelques-uns des aspects sous lesquels elle se trouve posée dans les débats politiques contemporains.
Cet ensemble de documents peut inspirer trois observations complémentaires les unes des autres.
En premier lieu, il met en évidence une double tradition dans les doctrines et dans les pratiques visant à une alternative radicale au capitalisme. Au XXe siècle, à travers les expériences historiques les plus diverses, de l’Union soviétique au « Programme commun » de la gauche, a dominé celle qui pour l’essentiel a identifié à la prise de pouvoir à l’intervention de l’État dans l’économie. Mais une autre tradition, qui va de la Commune de Paris aux mouvements sociaux contemporains, en passant par la création des comités d’entreprises à la Libération, a toujours mis l’accent sur l’intervention directe des travailleurs dans l’économie et dans la gestion des entreprises. Est-il possible d’envisager une nouvelle combinaison des deux traditions, qu’illustrerait par exemple la mise en place de pôles publics dans les différents secteurs de l’économie ? Au-delà de ce dossier, cette interrogation fait écho aux vues que Paul Boccara exprimait dès 1986 dans ses articles de La Pensée sur l’État. C’est pourquoi nous publions dans notre rubrique « Théorie, formation » de larges extraits du dernier de ces articles.
En second lieu, les expériences historiques évoquées ici mettent en lumière, chacune à sa façon, combien le crédit bancaire est un levier essentiel du pouvoir économique. C’est ce qui explique pourquoi c’est l’enregistrement des créances et des dettes commerciales de tous les capitalistes français que les dirigeants de la Banque de France veillèrent à mettre hors de portée de la Commune, bien plus que l’or déposé dans les caves de la rue La Vrillière. C’est aussi ce qui justifiait l’insistance de Lénine sur la nationalisation des banques, même si la suite des événements nous a appris – en 1981 par exemple – que même une nationalisation intégrale du système bancaire ne suffit pas à « changer la vie » si elle ne s’accompagne pas d’une prise de pouvoir décentralisée par les travailleurs dans les entreprises et les services publics, des citoyens à tous les échelons des institutions politiques, avec d’autres critères de crédit.
De fait, le pouvoir du capital, c’est d’abord et essentiellement le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent. Disposer d’argent avant même toute production et toute vente, c’est la condition de l’accumulation capitaliste qui imprime son rythme à l’économie mondiale depuis un demi-millénaire. La fonction d’un entrepreneur capitaliste est d’affecter son argent et celui qui lui est confié par ses actionnaires ou ses créanciers aux usages qui permettront de réaliser le taux de profit le plus élevé. La puissance de ce régulateur de l’économie capitaliste vient de ce qu’il guide une multitude de décisions, depuis les stratégies des multinationales jusqu’aux plus modestes projets dont est faite la vie économique d’un territoire ou d’un bassin d’emploi. Parce qu’elles ont le privilège d’anticiper, en créant la monnaie nécessaire, les productions qui résulteront de ces multiples décisions, les banques sont le vecteur principal de cette domination du critère de rentabilité capitaliste sur l’ensemble de la société. Par exemple, c’est leur création monétaire qui nourrit la domination des marchés financiers sur la mondialisation contemporaine. C’est pourquoi il est si important, si l’on veut faire émerger une autre logique économique, d’intervenir à la source de la mise en circulation de l’argent pour obliger les banques à prendre en compte d’autres critères lorsqu’elles décident d’accorder ou non des crédits aux entreprises et aux administrations publiques. C’est peut-être ce qui rend une prise de pouvoir sur l’économie aussi difficile en apparence… et aussi vitale à la fois, tant il s’agit là de viser une véritable révolution. On en a l’illustration dans le débat sur les enjeux européens depuis qu’ils se sont structurés autour de la création de l’euro.
Enfin, le présent dossier se distingue par son caractère incomplet. Chacun des sujets traités exigerait une étude bien plus développée. Plus encore, la mondialisation, le rôle des institutions internationales dans la vie économique, sont à peine évoqués dans les pages qui suivent, alors qu’elles sont au centre de toutes les questions auxquelles ce dossier est consacré. Il est donc probable qu’Économie&Politique aura à y revenir dans sa prochaine nouvelle formule.
En attendant, le lecteur soucieux de combler ces lacunes pourra se reporter à la bibliographie ci-dessous pour trouver des pistes de lectures.
Paul Boccara, « Théorie marxiste et voies autogestionnaires de la révolution en France », La Pensée, n° 286, janvier 1986 (voir aussi les extraits de cet article publiés dans ce numéro)
Les politiques économiques de la gauche en France (1936-2002), Actes du colloque organisé par la Fondation Gabriel Péri les 20 et 21 mai 2011
François Morin, L’hydre mondiale, l’oligopole bancaire Lux éditeur, Montréal, 2015
Denis Durand, Sept leviers pour prendre le pouvoir sur l’argent, éditions du Croquant, Paris, 2017
Économie&Politique, « Que faire face à la mondialisation capitaliste ? Quelle révolution pour un monde de partage et de coopération ? », compte rendu de la rencontre internationale organisée par le Parti communiste français et par notre revue les 7 et 8 février 2020, Économie&Politique, n° 786-787, janvier-février 2020.