Hommage du PCF à Jean Magniadas

Prononcé par Frédéric Boccara au cimetière du Père Lachaise, le 24 mars 2021

Je veux évoquer Jean avec vous, au nom du PCF, au nom de ses camarades et au nom de la commission économique (je pense particulièrement à Catherine Mills, Yves Dimicoli, Denis Durand, Alain Morin, Gisèle Cailloux et bien d’autres qui n’ont pu être parmi nous).
Jean était à la fois un syndicaliste, un militant communiste, employé très modeste devenu un intellectuel marquant, marxiste et engagé, et un bâtisseur. Il était aussi un écloseur de talents.
Jean, c’est une grande peine pour moi de venir témoigner ici de ce que tu nous a apporté, de ce que tu étais, pour nous, pour moi, aussi. Ta biographie, ton histoire on l’a dite, l’enfant qui au sortir de la guerre devra à la misère et aux souffrances un séjour en sanatorium comme d’autres font, disait-il, « le régiment » Le jeune employé des assurances qui participe à l’organisation du syndicat, qui se cultive et travaille. Celui qui participe (et avec des anecdotes rocambolesques) à la construction de la négociation de Grenelle en 1968. Celui qui, auparavant, s’est impliqué si fortement en 1966 dans le renouveau théorique marxiste dans lequel mon père Paul joua un rôle créateur si décisif, face au dogmatisme soviétique et face aux opportunismes ou aux dilutions qui déjà pouvaient nous guetter ; plus précisément dans la mise en vie, dialectique, de ce renouveau dans sa dynamisation et sa diffusion, pour la fameuse conférence internationale de Choisy-Le-Roi organisée par le PCF, avec l’immense Henri Jourdain, ancien dirigeant de la métallurgie CGT et du PCF.
Celui qui, au Plan dans les années 1970, apporte sa contribution marquante face à nombre de technocrates. Celui qui devient docteur en sciences économiques en 1982. Celui qui impulsera la création de l’IRES, le présidera, institut de recherche au service de l’ensemble des confédérations syndicales et où celles-ci peuvent se côtoyer, débattre et travailler. Mais tu es aussi, et Francette Lazard est là d’ailleurs pour en témoigner, le premier président d’Espaces Marx… lorsque l’Institut faisait – encore, oserai-je dire – une véritable place aux marxistes français membres du PCF.
Tu étais, et c’est très important, un spécialiste renommé du patronat. Du grand patronat. Et, tu t’y étais beaucoup frotté, sous nombre de ses facettes. Non seulement dans ton activité militante, dans les luttes, dans tes lectures, ou dans les négociations, telles celle de Grenelle, ou dans les déclinaisons de l’appareil d’Etat. Mais aussi dans cette chambre si spécifique qu’est le Conseil économique et social (CES), devenu aujourd’hui CESE avec l’ajout de la dimension environnementale, cette institution que le mouvement communiste et syndical a, historiquement, toujours mis en avant conjointement avec le Plan, comme élément de dépassement possible de la démocratie parlementaire représentative et pouvant aider à dépasser la coupure, à la base du capitalisme depuis ses débuts, entre le politique, le social et l’économique. Tu pensais que nous devrions reprendre fortement ce chantier et tu m’y avais encouragé, lorsque j’avais formulé des propositions de refonte profonde en ce sens, mixtant régions, CESE et Plan pour une institution de dialogue avec le parlement lors de la lutte des Gilets Jaunes.
Lorsque j’ai commencé à être membre du CESE tu ne manquas pas d’ailleurs de me donner quelques « légers » conseils… !
Le CESE t’a rendu hommage hier, et tu y as laissé un souvenir marquant. Je l’ai constaté quand, intervenant face au patronat sur l’écologie, j’ai souligné la contradiction qu’il y avait à maintenir deux critères contradictoires sur les entreprises : l’écologie et la rentabilité financière. Mais je remarquais avec perfidie que c’était précisément ce que disait Pierre Gattaz, et que contrairement à lui c’est à la rentabilité financière que nous voulions nous attaquer. J’ai annoncé cette remarque en disant : « Il faut toujours lire ce que dit le grand patronat, c’est mon ami et camarade Jean Magniadas qui me l’a appris ». Je me suis alors attiré cette remarque des rangs du patronat « Ah, mais Magniadas, quelle qualité, quel niveau, quelle classe ». Bref l’hommage du vice à la vertu !
Ta personne, pour nous, pour moi, était faite de chaleur humaine, de finesse d’attention à l’autre.
Il me faut dire aussi cet appui au nouveau, à tout le nouveau, exigeant et marxiste, dont ta fidélité à Paul ne fût pas la moindre chose. En témoignent deux textes que j’ai particulièrement en tête, publiés dans Economie & Politique, mais tu as aussi contribué à La Pensée, à la revue Notes et études économiques de la CGT, au Peuple et à tant d’autres. Tu t’es frotté aussi à l’anthroponomie, avec ce livre si original sur les migrations et la démographie, toi qui fut membre du CA de l’INED.
Le premier texte que j’ai en tête, c’est ta contribution lors du 50 ème anniversaire de la revue Economie & Politique, tu insistas non seulement sur les choses devenues anciennes comme la théorie du CME, mais aussi sur deux choses qui prennent une résonnance intense aujourd’hui la créativité pour l’élaboration d’autres critères de gestion des entreprises à l’appui des luttes, et la perspective si novatrice d’une sécurité d’emploi ou de formation.
J’ai en tête aussi le texte que tu nous as envoyé, est-ce ton ultime article ? — comme on dit d’un musicien El ultimo tremolo –, en hommage à mon père Paul pour tout son apport créateur, aux luttes et à une perspective révolutionnaire du 21è siècle.
Je veux dire ici, ton lien à lui, la complicité que vous aviez, ton appui à la commission économique, y compris dans la tempête et dans ses différentes crise. Tout en nous aidant à voir parfois autrement pour voir plus clair, en partant de la bienveillance qui t’habitait. Et toujours cette finesse, par exemple sur la dialectique, syndicat/parti, ou parti/syndicat… qui existe objectivement, quoiqu’on en dise…
Puis cette exigence bienveillante pour appuyer des jeunes ; comme moi.
Tu m’appelais Frédi, on me l’a rappelé, Yves me l’a rappelé, tu étais la seule (hormis dans ma famille). Mon premier article scientifique, sur les liens entre PME et groupes d’entreprises, et son succès en quelque sorte dans la revue phare de l’Insee, je te le dois aussi, grâce au séminaire que tu as organisé à l’IRES, pour le faire sortir du cercle étroit, des statisticiens ou des seuls membres de la commission économique, séminaire parce que tu y croyais, mais tu voyais aussi la nécessité d’aider les militants à une émancipation créatrice.
Décloisonner, sans diluer, dans une dialectique exigeante.
Et tout récemment deux choses encore montrent ton attention au nouveau, ton engagement

  • Tu fus de la bataille du Manifeste pour un PCF du 21è siècle, tu en étais co-signataire dès le début. L’aventure du Manifeste (comme disait Raoul Sangla, qui à juste titre en attendait énormément). Nous organisâmes une rencontre des animateurs du Manifeste chez toi où nous parlâmes aussi de cela, alors que tu étais déjà très diminué physiquement mais pas intellectuellement.
  • Et, à cette occasion, ton envie de lire, de connaître ma thèse : « j’ai lu tous les travaux Boccara, disais-tu, donc tu dois m’envoyer ta thèse ! ».
    Je garde de toi, ce lien entre pragmatisme, humanité et exigence pour la théorie, curiosité.
    Ni dogmatisme, ni dilution révisionniste et liquidatrice, mais aussi attention à l’autre, aux autres, à leur parcours singulier, sans concession.
    Et ton souci de construire : l’IRES, Espaces Marx. Et bien d’autres encore.
    Et ce mélange de gentillesse, fermeté, culture et humanité
    Un communiste, quoi.
    Tu aurais été amusé je crois d’entendre le président du CESE hier après-midi amené à décliner non seulement tes grandes qualités de syndicaliste, de membre du CESE, mais aussi le fait que tu étais communiste, membre du parti communiste depuis 1947. J’en ai bien ri intérieurement. Puis je t’ai imaginé me disant, avec ta voix faussement onctueuse : « tu sais Frédi, ces gens-là, savent faire ce qu’il faut même quand cela les gêne, ne te satisfait pas pour si peu, mais bon, dépasser les convenances, c’est toujours un peu amusant ». « Mais ne te fais pas d’illusion mon cher aurais-tu dit, la bataille est âpre, et elle est loin d’être finie. ».
    Merci Jean !