Jean-Paul Domin
La pandémie a révélé les dégâts causés dans l’hôpital public par l’austérité budgétaire et par l’introduction de gestions inspirées des critères capitalistes : diagnostic et propositions pour reconstruire.
Introduction
Aujourd’hui, l’hôpital public se trouve placé dans un univers concurrentiel croissant. Le secteur privé lucratif voit ses parts de marché augmenter, notamment en chirurgie ambulatoire. Depuis 2002, celle-ci se développe assez rapidement. Le nombre de places en hospitalisation partielle a augmenté au rythme de 3,1 % par an en moyenne. Dans le même temps, le nombre de lits en hospitalisation complète a diminué. Le secteur privé, notamment le privé lucratif, a surfé sur la vague ambulatoire. La concurrence est vue positivement par certains comme un moyen d’améliorer la situation du secteur. En 2017, la Fédération hospitalière de France (FHF) ne réclamait-elle pas un surcroît d’autonomie pour les établissements publics et un assouplissement de leurs modalités de gestion ? En Allemagne, cette solution s’est avérée assez grave : le statut des établissements hospitaliers publics a été libéralisé et certains ont été mis en vente et rachetés par le secteur privé.
L’objectif de ce travail est de montrer que dans un contexte de plus en plus compliqué, il apparaît nécessaire de redonner du sens à la politique hospitalière.
Nous organiserons notre propos en deux temps. Nous verrons dans un premier temps que si le service public hospitalier s’est rapidement affirmé après la Seconde guerre mondiale, son statut a évolué depuis et certaines voix se sont élevées pour demander un assouplissement. Dans un second temps, nous montrerons que dans un univers de plus en plus concurrentiel, il apparaît nécessaire de renforcer l’hôpital public.
1. De la construction du service public hospitalier au désengagement de l’État
À la Libération, les pouvoirs publics ont favorisé le développement et l’essor du service public hospitalier (1.1). Mais cette solution a été remise en cause, et aujourd’hui certaines voix prônent le désengagement et la mise en œuvre de solutions privées (1.2).
De la naissance du service public hospitalier à sa remise en cause
Le statut public de l’hôpital est une caractéristique forte du système de santé français. Depuis le XIXe siècle, les hôpitaux sont des établissements communaux. Cette situation donne aux maires un poids important dans leur gestion. En 1938, face à l’essor des assurances sociales et à l’arrivée massive de malades assurés sociaux dans les hôpitaux, le ministre de la Santé publique Fernand Gentin confie à deux inspecteurs généraux des établissements de bienfaisance la mise en œuvre d’un projet de réforme. Leur objectif est d’introduire de nouveaux droits pour le pouvoir central sans porter atteinte aux prérogatives communales. Leur travail est assez avancé à la veille de la Seconde guerre mondiale pour servir de trame à la loi du 21 décembre 1941. Dans les faits, celle-ci ne deviendra effective qu’après la Libération.
Les hôpitaux sont désormais des établissements publics dotés de la personnalité morale. La loi prévoit la création d’un poste de directeur d’établissement hospitalier. Celui-ci est nommé par le préfet après inscription sur une liste d’aptitude nationale. Ses attributions sont assez larges : préparation du budget, responsabilité du patrimoine, pouvoir hiérarchique sur les agents. La mainmise du ministère de la Santé est d’autant plus grande que les directeurs d’établissements bénéficient depuis 1958 d’une formation dans une grande école : l’École nationale de Santé publique (ENSP)1. La loi réforme également le recrutement des praticiens hospitaliers qui ne sont plus cooptés localement, mais nommés par le préfet après inscription sur une liste d’aptitude régionale.
La modernisation du service public hospitalier va progressivement devenir une priorité pour le pouvoir. Le Commissariat général du Plan en sera un des principaux vecteurs. Au milieu des années 1950, sous la pression de certains groupes, comme la Fédération hospitalière de France, divers projets de lois sont mis en chantier. Deux objectifs se dégagent : coordonner les investissements et hiérarchiser les pouvoirs. C’est à partir des années 1970 que l’hôpital fait sa mue. L’arrivée de Robert Boulin change la donne. La loi du 31 décembre 1970 met en place le service public hospitalier. Son objectif est de se substituer à la balkanisation du système de santé, notamment en mettant un coup d’arrêt au développement anarchique des équipements. Le service public hospitalier regroupe les établissements publics hospitaliers, les organismes privés non lucratifs et des établissements privés lucratifs pour certaines formes de soins.
La loi Évin du 31 juillet 1991 marque une rupture. Préparée dans l’esprit du « renouveau du service public » cher à Michel Rocard, elle pose le principe l’autonomisation des établissements hospitaliers. Cette solution est préférée à la transformation en établissements publics industriels et commerciaux, évoquée lors des débats à l’Assemblé nationale. Certains députés sont favorables, lors de la discussion du projet de loi, à une privatisation du statut juridique des établissements de soins, tout en gardant leur place au sein du service public. Paradoxalement, la loi Évin renforce le pouvoir hiérarchique du ministère de la santé.
La loi Bachelot du 22 juillet 2009 substitue la notion de service public à celle de service public hospitalier. Désormais quatorze missions (la permanence des soins, la prise en charge des soins palliatifs, l’enseignement universitaire, la recherche, l’aide médicale urgente, les actions de santé public…) sont définies. L’objectif initial est d’élargir le service dû aux usagers et de leur assurer une meilleure couverture de soins et de prise en charge quel que soit le lieu d’hospitalisation. La loi de modernisation du système de santé du 26 janvier 2016 réintègre la notion de service public hospitalier qui renvoie aux missions dévolues aux établissements de santé. Mais, le retour in extremis de la notion de service public hospitalier ne doit pas masquer la réalité : les attaques libérales ne sont pas terminées.
Depuis de nombreuses années, le statut public de l’hôpital est critiqué et remis en cause. Nous avons montré dans un numéro précédent d’Économie et politique 2 que les critiques avancées à son encontre se focalisent sur son statut qui est synonyme de lourdeur administrative, sur son organisation nécessairement mauvaise, sur son financement et last but not least sur son poids jugé excessif dans les dépenses de santé. Les solutions proposées sont multiples Le plan de la Caisse des dépôts et consignations dévoilé en avril en est un exemple caractéristique.
Vers un désengagement de l’État ?
Laurent Mauduit et Martine Orange se sont faits l’écho, dans un article publié par Médiapart en avril 2020, des pistes envisagées par la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour la réforme du système de santé. Avant la crise épidémique, la présidence de la République a demandé à la CDC un rapport sur des pistes d’évolution. Le rapport commence d’emblée sur la crise de l’hôpital, et notamment sur la question de la dette, sans s’interroger au préalable sur les raisons de la dette. Or, depuis la mise en œuvre de la tarification à l’activité en 2003, les établissements sont sous-financés et ont tendance à s’endetter, notamment via des emprunts toxiques. Bien entendu, la question du financement est présente dans l’ensemble du document.
La CDC insiste sur la nécessaire restructuration de la dette. Cette solution ne constitue pas une nouveauté dans la mesure où Emmanuel Macron l’a déjà évoqué au mois de novembre 2019. Le rapport propose également de créer une ligne de prêt pour la mise aux normes des bâtiments hospitaliers. Il faut savoir que la banque publique s’est spécialisée dans les établissements privés lucratifs. La CDC, via une de ses filiales Icade santé, est un acteur majeur de l’hospitalisation privée lucrative. Icade santé est détenue à hauteur de 38,8 % par la CDC et pour 18,4 % par Prédica SA (la filiale assurance du Crédit Agricole). Elle s’est spécialisée sur le marché de l’immobilier sanitaire. Elle possède un portefeuille de 135 établissements de santé valorisé à hauteur de 5,5 milliards d’euros. Elle est déjà partenaire de marques reconnues (Elsan, Ramsay Santé, Vivalto) ainsi que des groupes régionaux. Icade souhaite également investir le marché des EHPAD et annonce un accord de partenariat avec le groupe Korian.
La CDC plaide également pour la mise en place et le développement de partenariats publics-privés (PPP) qu’elle qualifie de « PPP vertueux ». Le PPP est défini par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) comme : « un accord contractuel de long terme entre une autorité publique et un partenaire privé dans le cadre duquel ce partenaire assure et finance des services publics à partir d’un équipement, avec un partage des risques associés ». Cette proposition est surprenante dans la mesure où un rapport de la Cour des comptes européenne recommande de cesser de recourir aux PPP compte tenu des problèmes juridiques et financiers posés par ce type de partenariats. D’abord, les PPP entraîneraient des retards importants de construction. Ensuite, ils se caractérisent par des dépassements de coûts significatifs. Enfin, les contrats de partenariat public-privé de longue durée sont jugés mal adaptés à l’évolution rapide des technologies. En tout état de cause les solutions proposées par la CDC ne préconisent pas l’investissement public.
La CDC pense enfin accélérer le développement des solutions d’hospitalisation ambulatoire. Le mode de financement de l’hôpital, la tarification à l’activité (T2A), survalorise les actes réalisés en ambulatoire par rapport à ceux relevant de l’hospitalisation. La solution consisterait dans la création d’hôtels hospitaliers. C’est le dessin poursuivi par Martin Hirsch, le directeur de l’assistance publique-Hôpitaux de Paris : vendre les bâtiments du centre historique de Paris et se spécialiser essentiellement sur la chirurgie ambulatoire.
2. Renforcer le rôle de l’hôpital public dans un univers de plus en plus concurrentiel
Si l’argument avancé par les partisans de l’hospitalisation lucrative, est de dire que leurs établissements sont plus compétitifs et moins dépensiers, il faut admettre que la comparaison entre secteurs public et privé lucratif est illusoire (2.1). Mais, la concurrence croissante du secteur privé lucratif nous incite à proposer des pistes de réforme pour sauver l’hôpital public (2.2).
2.1. Le caractère illusoire de la comparaison entre secteurs public et privé
En 2003, lors de la mise en place de la tarification à l’activité, l’objectif du législateur était d’accélérer la convergence tarifaire entre les établissements public et privé. Aujourd’hui encore la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) milite pour cette convergence qui, selon elle, permettrait de mettre en évidence le secteur privé lucratif par rapport au secteur public. Si la convergence tarifaire a été, pour un temps, abandonnée, elle revient de façon récurrente, portée par les thuriféraires du marché de la santé qui pensent que seule la concurrence permettra de diminuer les coûts. Mais, comparaison n’est pas raison. Plusieurs raisons peuvent expliquer le coût supérieur du service public.
L’hôpital public se caractérise d’abord par un large éventail de cas traités (case mix) qui coûte de l’argent. Aux États-Unis, certains travaux réalisés sur des patients assurés par Medicare3 mettent en évidence une large variation des coûts au sein d’un même Groupe homogène de malades (GHM)4 qui reflète la différence de gravité dans les cas traités. Ces différences à l’intérieur d’un même GHM peuvent expliquer la moitié des différences de coûts entre établissements. Celles-ci ne devraient pas poser un problème en soi dans la mesure où le prix reflète un coût moyen. Mais, le problème est que les patients ne sont pas distribués de façon aléatoire sur le territoire et certains établissements ont une probabilité plus forte de recevoir des patients plus gravement atteints et donc plus coûteux. Les établissements publics reçoivent donc un tarif unique pour traiter des patients aux profils différents même s’ils sont dans un même GHM. Cela risque d’influencer le choix de certains hôpitaux qui peuvent choisir de supprimer des services aux spécialités plus coûteuses.
Par ailleurs, l’hôpital public reçoit un grand nombre de patients atteints de pathologies assez différentes les unes des autres qui nécessitent l’organisation d’une large gamme de services, qui est nécessairement plus coûteuse que des services mutualisés. C’est moins le cas pour les cliniques privées qui se spécialisent sur quelques créneaux seulement et notamment les plus rentables (chirurgie ambulatoire). Les obligations de service public génèrent des coûts supplémentaires liés à l’impossibilité pour certains établissements de réaliser des économies d’échelle. Dans le même ordre d’idée, les obligations de service public (les urgences en constituent un exemple) entraînent également des contraintes qui se reportent sur les coûts d’organisation.
La différence entre la patientèle des cliniques privées lucratives et celle des établissements publics. Les patients qui y sont traités appartiennent en effet majoritairement à des catégories sociales aisées. La fréquentation d’un établissement privé est fortement liée à la profession ou la catégorie sociale. En 2007, près des deux tiers des hospitalisés cadres ou appartenant aux professions intellectuelles supérieures l’ont été exclusivement dans une clinique privée. La proportion est plus importante que pour les ouvriers (deux hospitalisés sur cinq) et les chômeurs n’ayant jamais travaillé. Le gradient social est particulièrement marqué en obstétrique dans la mesure où 79 % des femmes (cadres ou professions intellectuelles supérieures) fréquentent un établissement privé contre 37 % des femmes exerçant une profession intermédiaire, 14 % des employées et 10 % des ouvrières. A contrario, le gradient social n’est pas le même selon la catégorie majeure de diagnostic. Ainsi, les pathologies lourdes sont davantage prises en charge dans les établissements publics hospitaliers que dans les cliniques privées à but lucratif.
2.2. Des pistes de réforme pour sauver l’hôpital public
Il apparaît d’ores et déjà nécessaire de tracer quelques pistes pour penser l’hôpital public de demain : revoir son financement, repenser son organisation, attirer les personnels par de meilleures rémunérations et redéfinir la place de l’hôpital dans le système de santé.
La réforme du financement s’avère nécessaire. Il faut d’une part desserrer la contrainte générée par l’Objectif national des dépenses d’assurance maladie (ONDAM). La commission des comptes de la Sécurité sociale estime que sa progression doit se situer autour de 4 % par an. Il faut d’autre part faire évoluer la T2A qui joue trop sur les incitations et qui favorise l’ambulatoire et surtout l’abandon des spécialités coûteuses. La T2A désavantage les établissements publics par rapport aux cliniques privées lucratives. Il faut repenser le mode de financement des maladies chroniques et celui de la prise en charge des patients atteints de plusieurs pathologies. Il faut enfin réfléchir à la transformation de l’enveloppe des Missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC) qui ne permettent pas un financement suffisant des urgences.
La réforme de l’organisation hospitalière est une nécessité. Depuis la mise en œuvre des Agences régionales de l’hospitalisation en 1996, la centralisation du système de santé est évidente. La chaîne hiérarchique entre le ministère de la Santé, le directeur de l’Agence et le directeur d’hôpital est renforcée. Il apparaît important de revoir la démocratie interne au sein de l’hôpital. Une solution serait de revaloriser la représentation des personnels et des usagers au sein du Conseil de surveillance. Il faut enfin repenser le fonctionnement des services, notamment en stoppant le développement des méthodes de management issues du secteur privé. L’hôpital public n’est pas une entreprise et lui appliquer les mêmes méthodes de gestion est non seulement inefficace mais ajoute une pression supplémentaire sur les soignants.
La question de la rémunération des personnels hospitaliers est un problème majeur. Une étude récente de l’OCDE a montré que la rémunération des infirmières est inférieure de 6 % par rapport à la rémunération moyenne nationale. Il apparaît nécessaire de revaloriser les salaires, en particulier les bas salaires, à l’hôpital en jouant sur les indices. Cette revalorisation des salaires est indispensable et doit favoriser une reprise des embauches. Il y a actuellement dans les hôpitaux publics notamment dans les CHU des grandes agglomérations des postes de soignants non pourvus parce que le niveau des rémunérations est insuffisant et les conditions de travail sont difficiles.
Enfin, la crise de l’hôpital public ne sera pas résolue sans repenser l’évolution de celui-ci au sein du système de santé. Ainsi, par exemple, la crise des urgences qui est au cœur de l’actualité depuis quelques mois devrait nous alerter ! Pourquoi les usagers vont-ils aux urgences ? D’abord parce qu’ils ne trouvent plus de cabinets de médecins libéraux ouverts avant ou après les horaires ouvrables. Les médecins libéraux ont abandonné la permanence des soins. Mais pour cela il faut engager des discussions avec les organisations représentatives des médecins libéraux. Par ailleurs, certains patients ne trouvent au plus près de chez eux qu’un établissement hospitalier. Il apparaît urgent de régler la question des déserts médicaux. Enfin, parce qu’il est quasiment impossible dans certaines agglomérations de consulter un spécialiste pratiquant des honoraires de secteur 1. Pour une proportion importante de la population, seul l’hôpital public offre des consultations de spécialistes sans reste à charge.
Conclusion
La crise épidémique de la Covid 19 a mis en lumière les béances de la politique hospitalière française. L’impossibilité de trouver des lits disponibles n’est pas le résultat de l’épidémie mais bien la preuve de l’inefficacité des politiques mises en œuvre depuis le début des années 2000. Entre 2006 et 2016, la diminution du nombre de lits a été bien plus importante en France (- 13,8 %) qu’au sein de l’Union européenne (-9,5 % UE 15 hors Royaume-Uni). Dans un contexte difficile, la loi de financement de la Sécurité sociale prévoit encore quatre milliards d’économies. Tandis que les déprogrammations d’interventions (notamment en oncologie) ont entraîné une diminution de 10 % de la survie par mois de retard selon le British medical journal, le gouvernement semble tout faire pour éviter que les personnes malades viennent se faire soigner dans les établissements de soins. Le Premier ministre ne déclarait-il pas récemment : « le mieux si l’on veut aider l’hôpital c’est de ne pas tomber malade ». Face à tant de cynisme, il est temps de faire évoluer radicalement la politique de santé.