75 ans après la création de la Sécurité sociale, le besoin d’une nouvelle révolution

Économie et politique, n° 796-797, novembre-décembre 2020

Ce numéro d’Économie et politique célèbre le soixante-quinzième anniversaire de la Sécurité sociale. Les assauts dirigés contre les conquêtes de la Libération sont à eux seuls un motif de poursuivre le combat pour leurs principes révolutionnaires mais peut-être les leçons de l’histoire peuvent-elle être une source d’inspiration sous d’autres aspects.

Les transformations révolutionnaires de la Libération ont succédé, en France, à une débâcle politique et morale dont certains traits évoquent la situation politique d’aujourd’hui.

Bien sûr, il faut se garder de toute comparaison hasardeuse. En ce début d’année 2021, les Français ne sont pas, comme en juin 1940, par millions sur les routes de l’exode et sous les tirs de la Luftwaffe. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que jamais, depuis quatre-vingts ans, le pays n’avait été confronté à la conjugaison soudaine

– d’un choc de portée mondiale venant perturber la vie quotidienne de tous les habitants du pays, sans exception ;

– d’un fléau qui a déjà tué 70 000 de nos concitoyens ;

– d’épisodes où l’État semble défaillant dans sa capacité à assurer la sécurité de la population (affaire des masques, difficultés des premiers tests, lenteur des débuts de la vaccination…)

– d’une chute vertigineuse de l’activité économique (-9,5 % sur l’année 2020, un phénomène absolument sans précédent en temps de paix, avec des conséquences terrifiantes sur le chômage et la précarité). Le tout après des décennies de montée du chômage, révélatrices d’une crise structurelle du système économique ;

– et parfois d’un sentiment d’humiliation nationale en comparaison de pays moins gravement touchés par la pandémie et où l’économie s’est révélée plus robuste.

Il y a bien longtemps qu’une circonstance historique n’avait engendré un tel degré d’angoisse, de défiance et de colère impuissante, terreau fertile pour les rumeurs (aujourd’hui appelées complotisme) et pour les menées d’extrême-droite. Le parti qui caracole en tête des sondages est celui des héritiers directs et revendiqués du maréchal Pétain et de la collaboration, tandis que le désarroi fait cohabiter dans les esprits défiance contre les institutions et tentation de l’union sacrée derrière le pouvoir, quel qu’il soit. Cela facilite les agissements de plus en plus liberticides du pouvoir macronien, qui ressemblent aux signes avant-coureurs d’une crise de régime.

Ainsi, comme il y a soixante-quinze ans, la construction de nouvelles institutions fait partie de ce que devrait être une réponse touchant aux ressorts profonds de la crise du système capitaliste et de la civilisation libérale

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, la sortie d’une longue crise systémique et un rapport de forces politique exceptionnel avaient obligé les capitalistes à accepter l’introduction, dans la régulation du système économique et social, d’éléments contradictoires avec la logique de la rentabilité capitaliste : firmes industrielles nationalisées devenues des modèles de gestion sociale, étatisation des banques centrales et des principales banques de dépôt, différentes expériences de planification… L’instauration de statuts dans la fonction publique et dans de grandes entreprises publiques avait protégé une partie des travailleurs, sous certains aspects et jusqu’à un certain point, de la précarité du salariat capitaliste. La création d’une Sécurité sociale fondée sur un principe communiste – « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins » – avait été, en France et sous l’impulsion du Parti communiste, la pointe la plus avancée et la plus durable de ces transformations.

Toutefois, les potentialités révolutionnaires de la Libération ne sont pas allées jusqu’à dépasser la logique marchande et capitaliste ; sa domination s’est raffermie à la faveur de la Guerre froide.

La relance de la demande, avec, en Europe, les avances du plan Marshall, et les gains de productivité engendrés par les progrès sociaux et techniques de l’après-guerre ont ainsi donné l’impulsion à un spectaculaire essor de l’accumulation du capital. Toutefois, la dévalorisation stratégique de capital public au service de la rentabilisation du capital privé a fini par perdre sa force propulsive. Bien qu’elle prenne des proportions inégalées dans la pandémie actuelle, l’intervention massive de l’État semble devenue impuissante à concilier la rentabilisation du capital avec le besoin de révolution écologique pour rendre vivable l’interaction de l’humanité avec la nature, avec les besoins accrus de Sécurité sociale pour faire face à l’accélération des dépenses liées aux progrès de la médecine et à l’allongement de la vie, avec le besoin de sécurisation de l’emploi et de la formation pour libérer en chaque habitant de la planète le potentiel de développement et de créativité qui ferait de la révolution informationnelle un progrès de civilisation.

C’est pourquoi être fidèle aux principes de la Sécurité sociale ne peut pas seulement consister à refaire ce qui a été fait en 1945. La crise rend de plus en plus instable, et socialement destructrice, la contradiction latente entre une économie marchande, régie par la rentabilité capitaliste, et des régimes de Sécurité sociale dont la logique profonde impliquerait de s’en émanciper. Il faut donc maintenant mener jusqu’au bout le « travail » révolutionnaire de cette contradiction, contester les critères de gestion capitalistes jusque dans l’entreprise et dans ses critères de gestion, jusqu’à engager le processus d’un dépassement du marché. C’est-à-dire faire irruption dans le sanctuaire du capital : son pouvoir sur l’argent, sur sa création par les banques, sur son utilisation par le patronat et par des gouvernements respectueux de son monopole sur les choix économiques. La violence des événements que nous sommes en train de vivre et de ceux qui se préparent nous y invite, et même elle nous y oblige.

Dans une certaine mesure, les esprits y sont préparés. Dès avant la pandémie, la conscience du péril climatique a rendu populaire le mot d’ordre « changer le système, pas le climat ». Dans les mobilisations de 2019 pour les retraites, les slogans, fait nouveau, mettaient en cause le capital et pas seulement « les riches » ou la seule « répartition des richesses ». Et on se souvient de l’écho éveillé en plein confinement par l’appel « des milliards pour l’hôpital, pas pour le capital ». Dans la campagne pour l’emploi engagée depuis le mois d’octobre par le PCF, on perçoit un intérêt nouveau pour l’objectif d’une éradication du chômage – c’est-à-dire, au fond, d’un dépassement du marché du travail, et donc de toute la logique capitaliste dont il est un ressort central – alors que jusqu’à présent prédominaient davantage l’acceptation du chômage de masse comme un fait irrémédiable (qu’on pourrait se contenter de corriger à l’aide d’un « revenu universel ») ou l’illusion qu’on pourrait y mettre fin sans s’attaquer concrètement, dès aujourd’hui, au pouvoir du capital jusque dans la production et dans les choix qui président à l’utilisation de l’argent (« salaire à vie », « État employeur en dernier ressort »…).

Pourtant, dans le même temps, on doit constater la faiblesse, la division, et parfois le désarroi des forces politiques susceptibles de donner une cohérence révolutionnaire aux contradictions qui ébranlent notre société sous l’effet des événements extraordinaires que nous fait vivre la double crise sanitaire et économique, venant accélérer la crise écologique, la crise politique et l’exacerbation de plus en plus insupportable de toutes les discriminations et de toutes les dominations.

Nul ne peut prévoir quels effets institutionnels vont entraîner ce nœud de contradiction et les convulsions qu’il produit sur toute la surface du globe mais on peut affirmer que la réponse à cette conjonction extraordinaire exigera une transformation du système institutionnel existant, c’est-à-dire une révolution politique.

Le rôle révolutionnaire que le PCF s’est assigné depuis sa création il y a cent ans prend alors une actualité nouvelle pour permettre à notre peuple d’entrer en résistance contre la cause profonde de la situation actuelle : la domination du capital, ses dégâts sur les êtres humains, sur les relations entre l’humanité et la nature, son obsession de la baisse du coût du travail qui a désarmé nos services publics face à la pandémie et qui entretient une crise systémique. La réponse réaliste réside donc dans un effort politique pour faire connaître le projet communiste, but et chemin de la construction d’une nouvelle civilisation. En nourrir le débat avec la gauche non communiste est indispensable pour permettre le rassemblement des forces populaires.

Dans les circonstances présentes, le principal moyen d’y parvenir, comme le 38ème congrès du PCF l’a décidé, est de travailler sans tarder à créer les conditions d’une candidature communiste à l’élection présidentielle. Non dans le rêve d’une alternance qui naîtrait d’un changement de locataire à l’Élysée mais comme une stratégie persévérante de régénération de la gauche et de consolidation du mouvement populaire dans la perspective de sa prise de pouvoir, dans un essor sans précédent de la démocratie, depuis les luttes immédiates et locales jusqu’à la conquête d’une majorité dans les institutions étatiques et jusqu’à la construction d’une nouvelle mondialisation, de paix et de coopération.

2 Comments

  1. Au départ un patron avance de l’argent pour monter une entreprise .Mais , arrivé a un certain stade de la production , avec la plus-value créée par les travailleurs ceux ci ont remboursé l’avance du patron . A partir de ce nouveaux stade l’entreprise devrait appartenir aux travailleurs . D’ou la revendication de la socialisation des moyens de production avec de nouveaux critères de gestion pour créer de la valeur ajoutée et la prise de pouvoir sur l’argent afin de l’utiliser autrement .

  2. Oui, la conjonction des éléments énumérés en début d’article plongent notre pays et notre peuple dans un situation qui peut être rapproché de celle que connut la France de 39-45. Loin de vouloir ergoter sur les approximations inévitables d’une telle comparaison, il faut au contraire insister sur ce qui, comme en 1945, fait obligation au Parti communiste de se réinstaller sur l’échiquier politique dans toute son originalité. La nation, mais aussi la République, sont bousculées par l’incapacité gouvernementale à répondre aux exigences sanitaires (casse de l’outil de production et de recherche qui perdure jusque pendant l’extension de la pandémie comme dans l’emblématique Sanofi, dépendance absolue à l’égard de livraisons de vaccin rythmées par la seule logique de rentabilité capitaliste, désadaptation du système public de santé, désertion inédite des carrières médicales et paramédicales). Il nous revient de faire au pays des propositions concrètes dans une logique opposée à celle qui nous plonge dans le désarroi actuel : la logique communiste. De même qu’en 1944-1945 le PCF en luttant pour s’installer au gouvernement a lutté pour instaurer la classe ouvrière en force organisatrice et dirigeante de la nation à travers la sécurité sociale, les nationalisations, la bataille du charbon.
    Concomitamment, la contradiction capital-travail s’approfondit avec les vagues massives de licenciements. Elle relègue ainsi de fait toutes les autres questions vives de notre société, à commencer par celles relatives à la construction d’un appareil de production compatible avec la préservation de l’environnement, au rang de problèmes ou de batailles qui lui sont subordonnés. La prolétariat, ou plus largement le salariat qui englobe ouvriers, techniciens, cadres, ingénieurs, chercheurs, employés, administratifs, est une fois encore au pied du mur : comment sauver sa peau que Mr Capital est bien décidé à faire tanner ? Là encore le PCF, et lui seul, peut faire des propositions concrètes.
    Deux séries de raison qui fondent une candidature communiste pour l’élection présidentielle. Si unité ou rassemblement il doit y avoir, ce ne peut être que pour installer un pouvoir qui prenne le contrepied de la logique capitaliste. Cette unité ne pourra se construire que si le PCF n’est à la remorque d’aucun social-démocrate, de quelque nuance qu’il se réclame (PS, LFI, EELV et consorts).

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