Qui doit mourir, qui pourra vivre ?

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C’était prévisible. L’afflux de malades atteints du covid-19 a fait exploser les services d’accueil hospitaliers. Tous les hôpitaux sont débordés. Et désormais certains commencent déjà à faire le tri entre les malades. Par exemple, à l’hôpital Tenon, grand hôpital public parisien de l’AP-HP, les malades de plus de 50 ans atteints de comorbidités (diabète, …) et infectés par le coronavirus ne sont d’ores et déjà plus pris en charge à l’hôpital et renvoyés dans d’autres structures ou chez eux. Les malades infectés de plus de 60 ans ne seront plus admis non plus dès cette semaine. Par manque de moyens humains, les personnels infectés sont sommées de rester dans leur service et en fonction. Plus généralement, confrontés à l’impossibilité de prendre en charge tous les malades faute de moyens techniques et humains permettant de le faire (manque de respirateurs, manque de lits, manque de personnels, …), tous les services d’urgence opèrent des choix. Et la règle qui semble se dessiner, c’est que tous les patients infectés de plus de 70 ans qui développent des formes graves ne seront plus placés sous respiratoires et donc seront condamnés à mourir. C’est-à-dire mes parents, vos parents, vos grand-parents ou peut-être vous-même. La situation est tellement tragique que le gouvernement vient de convoquer le comité national d’éthique pour qu’il fixe les règles de la sélection sur des critères moraux !? Sordide !

Que l’on se comprenne bien. Il n’est pas question ici de blâmer les équipes médicales qui opèrent ces choix terribles opposés à leur déontologie, mais de bien comprendre les tenants et les aboutissants de ces décisions. Car ce qui se passe, c’est qu’on meurt en masse du covid-19 pas tant à cause de la virulence de ce virus, mais parce que nous n’avons pas les moyens matériels et humains de prendre tout le monde en charge correctement ! C’est le manque de moyens de l’hôpital qui conduit à ces arbitrages horribles. Et c’est pourquoi, en fin de course, les responsables de cette situation devront rendre des comptes. Il ne devra pas y avoir d’échappatoire.

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Cette situation tragique est la conséquence attendue de décisions politiques successives qui depuis le milieu des années 80, réforme après réforme, plan d’économies après plan d’économies, ont fracturé puis affaibli et fini par mettre à genoux les services publics, dont celui de l’hôpital. Au nom de l’équilibre des comptes publics, puis des Traités européens, puis de la dette envers les générations futures, puis de l’adaptation à la mondialisation et à ses effets, … toutes les décisions politiques des gouvernements libéraux, quelle que soit leur couleur, ont construit la réduction de la dépense publique et sociale utile à la société pour servir un type de dépense publique utile à la baisse des prélèvements publics et sociaux sur les entreprises, tout particulièrement les grands groupes. Cette politique s’est tout particulièrement illustrée dans la politique publique de soutien à la baisse du coût du travail.

Une stratégie générale de soutien au capital et à sa profitabilité, sans apports positifs avérés pour le reste de la société, qui aujourd’hui s’écrase sur le mur sanitaire.

Car pour l’hôpital, cette politique s’est incarnée :

  • d’abord dans un numerus clausus abaissé pour réduire l’offre médicale – moins de médecins, c’est à terme moins de dépenses publiques de santé y compris à l’hôpital ;
  • puis dans la mise en place de l’enveloppe globale pour le financement hospitalier afin de tarir sa source de financement au fil de l’eau, puis dans le plafonnement des montants de ces enveloppes globales de financement afin de faire supporter aux établissements le coût de l’inflation ;
  • puis dans la création des lois de financement de la sécurité sociale qui ont imposé des objectifs nationaux de dépense hospitalière calculés en fonction d’objectifs d’équilibre budgétaire de la branche maladie de la sécurité sociale (les ONDAM) ;
  • puis dans l’ouverture à l’endettement des hôpitaux auprès des marchés, ce qui a favorisé le transfert direct des moyens publics vers les marchés financiers et renforcé la pression financière sur l’hôpital pour le contrôle de sa dépense, et dans la mise en place des partenariats publics-privés qui ont permis le siphonnage direct des ressources de l’hôpital par les grands groupes du bâtiment ou industriels pour ses équipements ;
  • puis dans la mise en place effective de la tarification à l’activité. Ce n’était plus les besoins de fonctionnement de l’hôpital qui définissait alors ses ressources financières, mais son activité de soins. L’hôpital devenait ainsi une entreprise comme les autres. Les actes réalisés l’année n servant de base au calcul des recettes budgétaires de l’année n+1. Sauf que le gouvernement gardait la main sur la définition du prix des actes réalisés par les établissements et fit varier ces prix tous les ans en fonction de paramètres exogènes à l’activité hospitalière (croissance, équilibre des comptes de la sécurité sociale, consommation médicale…) ! De sorte que les établissements sont devenus aveugles sur leur gestion budgétaire, incapables de prévoir correctement l’évolution de leurs ressources. Ce qui s’est traduit par la multiplication des déséquilibres budgétaires des hôpitaux et la multiplication des plans de retour à l’équilibre des comptes des établissements, avec des effets délétères sur l’activité réelle des établissements (fermetures de lits, puis de services, puis d’activités, …) et sur la qualité du service rendu à la population ;
  • puis par la mise en œuvre de réformes institutionnelles, parmi lesquelles les communautés hospitalières de territoires, dont l’objectif fut de regrouper les établissements, de les fusionner, de les fermer parfois, ou encore de les transformer en EHPAD pour certains, afin de réduire la présence d’établissements médicaux sur les territoires et la dépense publique hospitalière en général.

En bref, toutes ces réformes ont dévitalisé l’hôpital public. Mais elles ont atteint leur objectif. La part du financement des hôpitaux dans les dépenses de la branche maladie de la sécurité sociale est passée de 75 % il y a 30 ans à 45 % aujourd’hui. En proportion, on dépense presque deux fois moins d’argent public aujourd’hui pour l’hôpital qu’il y a 30 ans !

Si cette politique a cherché à se justifier par l’émergence de pathologies nouvelles (maladies chroniques notamment) nécessitant une autre forme de prise en charge, et par l’existence de besoins sanitaires nouveaux (liés notamment à l’évolution démographique), qui sont deux des réalités indiscutables, elle a systématiquement cherché avant tout à réduire le niveau de la dépense publique et sociale, car limiter la dépense c’est aussi pouvoir limiter l’évolution des prélèvements qui la financent.

Cette logique de rationnement de la dépense publique s’est certes en partie traduite par un transfert des moyens sur le secteur sanitaire privé (industrie pharmaceutique, concentration des laboratoires d’analyse, reprise des activités lucratives par les cliniques privées, ouverture sans frais des locaux et moyens publics aux médecins libéraux, prise en charge par la sécurité sociale de certaines cotisations sociales des médecins, …). Mais elle a surtout contribué après plusieurs décennies à l’effondrement des capacités de prise en charge sanitaire de la population. Et la crise sanitaire du coronavirus en est la sinistre illustration. Le manque de moyens financiers de l’hôpital, l’austérité imposée à la dépense publique de santé se traduit platement par l’absence de masques pour les personnels de santé et les malades, par un nombre insuffisant de respirateurs dans les établissements, par un nombre de lits insuffisants pour accueillir les malades, par un nombre de professionnels de santé insuffisant pour prendre en charge les malades. Et désormais, à l’encontre du serment d’Hippocrate, les malades sont triés : dedans les futurs vivants, dehors les futurs morts, sur un mode que ne renierait aucun hygiéniste social du début du 20ème siècle. L’analogie est justifiée puisque désormais les malades psychiatriques sont laissés à l’abandon …

Pourtant, cette situation prévisible est dénoncée par les hospitaliers depuis plusieurs années déjà, et tout particulièrement depuis plus d’un an de manière très visible. Et à chaque fois sans jamais que les gouvernements qui se sont succédés ne tiennent compte des appels à l’aide des professionnels. Et pas plus que ses prédécesseurs, le gouvernement Macron-Philippe n’a levé le petit doigt pour stopper la casse du service public hospitalier. Pire, il l’a encouragée. La dernière loi de financement de la sécurité sociale (LFSS 2020) l’illustre clairement avec un objectif national de dépense hospitalière (hors médico-social) de 1,8 %, là où la fédération hospitalière de France annonce un besoin de hausse de la dépense annuelle de 4,4 % pour soutenir simplement le niveau de la prise en charge actuelle, c’est-à-dire insuffisante. Ou encore pire, avec la loi de finance rectificative qu’il vient de faire voter par la droite au Parlement, dans laquelle malgré les 2 milliards d’euros annoncés publiquement pour faire face au coronavirus, le gouvernement n’augmentera pas sa dépense totale pour l’hôpital mais se contentera de donner tout de suite les 2 milliards de rallonge budgétaire prévus sur son quinquennat. Cynique …

La crise sanitaire du coronavirus a exacerbé les contradictions de la logique d’austérité et de mise au service du capital de la dépense publique. Elle montre de la plus terrible manière qu’il faut désormais clairement changer de braquet nos politiques publiques et viser le développement massif d’une dépense publique utile aux besoins de la population et des territoires.

Le gouvernement a annoncé qu’il mobiliserait 300 milliards d’euros des deniers publics (presque un budget annuel de l’État !) pour garantir les emprunts des entreprises en difficulté et qu’il dépenserait 45 milliards d’euros de plus pour financer les coûts fiscaux et sociaux des entreprises. Pour que ces décisions ne servent pas in fine qu’à renflouer les banques et servir les actionnaires des grands groupes, ces aides publiques doivent être en premier lieu conditionnées au maintien des salaires à 100 % et des emplois des salariés du pays. Nous n’avons pas à payer une fois de plus les conséquences de ces gestions libérales des politiques publiques. Elles doivent aussi être tout particulièrement orientées vers les entreprises publiques et privées qui répondent aux besoins des hospitaliers et des hôpitaux. Elles doivent aider les investissements de capacité des entreprises qui fabriquent les respirateurs artificiels qui manquent aux hôpitaux, et celles qui fabriquent les masques et les gants de protection.

Par ailleurs, la BCE a annoncé qu’elle injecterait 1000 milliards d’euros supplémentaires en rachats de titres de dettes publiques et privées sur les marchés pour assurer la liquidité du système économique. Octroyée sans critères sociaux, cette manne financière ne servira, comme en 2007-2010, qu’à alimenter la spéculation des marchés financiers, et ne sera pas utile à la lutte contre le virus. Pour contrer cela, une large part de cette création monétaire doit être directement orientée vers le financement des dépenses actuelles des hôpitaux européens. Tous les pays européens ont besoin de ces crédits pour investir dans la recherche médicale, pour acheter ce dont ils ont besoin pour faire face au virus. Et plus généralement, elle pourrait abonder un Fonds européen écologique social et solidaire de financement des services publics en Europe qui pourrait être une source de financement d’un Pôle public européen du médicament dont la collaboration mondiale des laboratoires de recherche sur le virus est une ébauche, et dont nous pourrions tous profiter.

Cette pandémie doit nous permettre d’ouvrir collectivement les yeux pour une alternative politique. Que ce soit les politiques d’austérité et de baisse des coûts sociaux et fiscaux des entreprises qui ont réduit les moyens d’intervention sanitaire du pays. Que ce soit aussi les politiques de désindustrialisation et les délocalisations industrielles parce que pas assez profitables pour les actionnaires et les marchés qui ont dépouillé le pays des moyens techniques et médicaux de cette intervention sanitaire ; par exemple, la production des masques, de la nivaquine, des respirateurs artificiels, … sont parties à l’étranger ou sont en train de fermer en France – l’usine française Plaintel fabriquante de masques revendue en 2010 à Honeywell (USA) a fermé ses portes – l’usine Famar, fabriquante française de plusieurs produits pharmaceutique en France dont la chloroquine est en liquidation judiciaire par manque de profitabilité. Cette logique économique qui privilégie la rentabilité des capitaux investis à la réponse aux besoins des populations et du développement de tous et de chacun est un handicap. Cela a été constaté dans le champs de l’écologie où, comme l’a déjà dit Nicolas Hulot, l’expérience montre que l’écologie est incompatible avec notre système économique libéral, la hausse des taux de profit ne rime pas avec la protection de l’environnement. Et cela nous saute aujourd’hui aux yeux dans le champs sanitaire et son cortège de morts. Et il faut le dire dès aujourd’hui, cela nous explosera au visage demain avec les conséquences de la crise économique et financière amplifiées par la crise sanitaire qui d’ores et déjà postule un développement massif comme jamais vu du chômage. Il est désormais impératif, c’est notre responsabilité politique de poser les bases dans le débat public d’une société, d’un modèle économique qui place l’humain et la planète au cœur de son fonctionnement, et non la recherche obsessionnelle du profit et la satisfaction des appétits de la finance.

Ce changement de logique, c’est cela qui construira l’unité nationale face au covid-19. Pas l’esprit de guerre dont s’est habillé le Président de la République.