Samira Guennif
Cet article émet des réserves sur la revendication, fortement soutenue dans ce dossier, de licences obligatoires pour lever les brevets sur les vaccins contre le SARS-COV2. Nous le publions au titre de la contribution d’Économie et politique à la confrontation d’idées, même si l’on peut contester, à l’inverse, que l’exigence d’un accès libre et universel aux résultats de la recherche ne doive s’appliquer qu’aux découvertes financées sur fonds publics, au risque de dédouaner les firmes privées de leur responsabilité sociale.
La pandémie de COVID-19 interroge l’accès aux traitements pour les patients infectés par le nouveau coronavirus et met en évidence un contexte sanito-juridique sensible et familier.
Face aux besoins sanitaires et en présence de pénuries importantes, on a évoqué la licence obligatoire (LO). Cette disposition légale permet de suspendre temporairement un brevet, notamment en cas d’urgence sanitaire, et d’autoriser la production de génériques dans des quantités plus importantes et des prix moins élevés. Cela n’a pas manqué de rappeler une autre pandémie, celle de VIH/Sida, durant laquelle il fut beaucoup question de la LO pour soutenir l’accès aux soins dans les pays du Sud.
Pourtant, focaliser l’attention sur la LO pourrait bien nous amener à ignorer une problématique de fond : celle de l’éventualité de brevets et de monopoles d’exploitation, avec des risques de rationnements et de pénuries, pour des biens développés à partir de fonds publics considérables. En d’autres termes, les débats autour des LO, en pleine pandémie de COVID-19, doivent-ils nous faire perdre de vue que c’est avant tout la brevetabilité de biens publics qui pose problème ici ?
Une recherche clinique mondiale essentiellement publique
Pour soutenir le développement de traitements destinés à soigner les patients hospitalisés et lever la charge colossale qui pèse sur les structures sanitaires, une recherche clinique mondiale s’est mise en place dès les premiers mois de la pandémie.
Selon les données collectées sur Clinicaltrials (un site internet recensant les essais cliniques menés dans le monde), on dénombre fin mai plus de 2 300 études cliniques sur la COVID-19. Ces études sont essentiellement concentrées dans les pays du Nord (à 64 % en Amérique du Nord et en Europe) et majoritairement menées par des agences publiques (85 % des études contre 15 % pour l’industrie).
En particulier, l’essai clinique Solidarity lancé fin mars à l’initiative de l’OMS est dédié au développement de médicaments. En quelques mois, Solidarity couvre des milliers de patients répartis sur plus de 200 essais cliniques dans plus de 100 pays pour évaluer le plus rapidement possible le repositionnement de molécules déjà connues, éventuellement brevetées et commercialisées. A nouveau, 80 % de ces essais sont promus par des agences publiques.
Un peu plus tard, le développement des vaccins est soutenu à partir également de fonds publics conséquents : sur la base de subventions publiques versées aux entreprises par des agences gouvernementales (comme le National Institutes of Health aux États-Unis) ou des contrats de précommandes publiques signés avec ces entreprises. Ainsi, six candidats vaccins ont reçu 12 milliards de dollars de subventions publiques aux États-Unis, tandis que l’Europe débloquait dès juillet une enveloppe de 1,4 milliards d’euros pour précommander des vaccins.
Très logiquement, on a pensé que ces médicaments et vaccins étaient déjà en quelque sorte des biens publics mondiaux au vu des milliards (en dollars et en euros) de fonds publics injectés dans la recherche et développement. Pourtant, on a repéré également un mouvement vers la LO.
Des États en marche vers la licence obligatoire ?
Après la déclaration de l’OMS qualifiant le 11 mars la COVID-19 de pandémie, les pays s’activent. Dès le 17 mars, une résolution chilienne expose clairement les enjeux nationaux. Le Chili craint l’effet des brevets sur l’accessibilité des traitements et pour sa capacité à garantir le droit à la santé. Le pays souhaite donc recourir à la LO. Le lendemain, Israël annonce l’octroi d’une LO pour un traitement candidat contre la COVID-19, jusqu’ici commercialisé contre le VIH/Sida. Dans la foulée, d’autres pays prendront des mesures pour anticiper et assurer l’accès à des traitements en phase d’essais cliniques.
Pour sa part, la France déclare le 23 mars l’état d’urgence sanitaire pour deux mois, renouvelable pour cause de catastrophe sanitaire. La « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de COVID-19 » ordonne « la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ». Il est également précisé que « en tant que de besoin, prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». Implicitement, est abordée le recours possible à des LO (des licence d’office dans la législation française) conformément au code de la propriété intellectuelle.
Alors une situation singulière se dessine : on craint l’effet des brevets pour l’accès à des traitements que l’on pourrait légitiment tenir pour des biens publics mondiaux. Or, il semble que l’on s’achemine vers l’usage de LO, avec une sensation de « déjà vu » ?
La licence obligatoire pour assurer l’accès aux biens essentiels
Dans les conventions internationales (Convention de Paris et accord ADPIC), il est établi qu’en cas de quantités insuffisantes, de prix excessifs ou d’absence de production locale pour un médicament breveté, un État peut suspendre pour un temps un brevet et octroyer une LO. L’entreprise récipiendaire de la licence est missionnée pour fournir les quantités nécessaires, à un prix raisonnable et/ou sur la base d’une production nationale. Néanmoins, le détenteur du brevet conserve le droit de commercialiser son produit et, à titre de compensation, perçoit des royalties versées par l’entreprise qui exploite son innovation. Autrement dit, la LO intervient lorsque le détenteur du brevet a failli à remplir ses obligations.
Durant une autre pandémie, celle de VIH/Sida, il fut abondamment question de la LO, suite surtout à la possibilité concédée aux pays du Sud de procéder à des importations sous LO (pour les pays dépourvus d’industrie pharmaceutique locale). Cette procédure fut utilisée pour approvisionner en antirétroviraux plus abordables des programmes d’accès universel et gratuit aux traitements avec le puissant soutien des génériques indiens. Mais les expériences brésilienne et thaïlandaise rappellent combien les pressions de la part des pays du Nord et des entreprises détentrices des brevets furent constantes pour les détourner de l’usage des LO. Sous couverts de brevets et de monopole d’exploitation, les « Big Pharmas » entendaient poursuivre leurs stratégies de recherche de rente, portées par les impératifs d’un capitalisme financiarisé déraisonnable.
Ou plutôt des entreprises en mouvement vers les licences volontaires ?
En pandémie de COVID-19, les pénuries de médicaments et de vaccins sont considérables, également en France où l’on dénombre par exemple moins de 3 millions de personnes vaccinées. Mais il est fort à parier que les entreprises ont appris de la pandémie de VIH/SIDA et cèderont avec mesure du terrain.
Pour éviter les LO, voire même les oppositions aux brevets qui ont accompagné la lutte contre le VIH/Sid dans l’hémisphère Sud, les entreprises recourront de nouveaux aux licences volontaires (LV). Elles céderont des licences à des producteurs qui fabriqueront des médicaments ou des vaccins, à des conditions fixées par elles-mêmes.
Pour empêcher la débâcle (financière) qui pourrait résulter d’une avalanche de LO (pour cause d’urgence sanitaire) et d’oppositions aux brevets pour des produits largement développés sur fonds publics, les entreprises commencent déjà à céder des LV et vont multiplier ces licences. De cette façon, elles entendent conserver les brevets et la main sur les conditions de commercialisation des produits (fixation des prix et des quantités en premier lieu).
Il reste simplement à savoir si ces LV seront cédées directement par les entreprises détentrices des brevets aux producteurs de génériques (dans des accords bilatéraux plus ou moins opaques) ou via le Medicines Patent Pool ; cette fondation créée en 2010 pour multiplier les LV et permettre la production la plus large possible de médicaments génériques abordables et de qualité dans les pays du Sud, sur la base de contrats rendus publics.
De la constante en matière de rareté artificielle sous brevet
En définitive, à la lumière des enseignements tirés de la pandémie de VIH/Sida qui touchaient largement hier les pays du Sud et des éléments exposés précédemment, il faut raison garder.
La logique capitaliste dans le secteur pharmaceutique est l’une des plus féroces tant les rentes sont énormes et les actionnaires insatiables. C’est pourquoi on ne peut dire si l’offensive portée actuellement par la société civile pour faire du vaccin contre la COVID-19 un bien public mondial trouvera sa voie.
En tout cas, les débats actuels sur le recours à des LO ou LV pour augmenter significativement les quantités de vaccins disponibles ne doivent pas nous faire perdre de vue l’essentiel : ces licences portent sur des biens développés à partir de fonds principalement publics. Aussi, parler de licences reviendrait à prendre pour acquis la question de la brevetabilité de biens publics, à valider les stratégies d’appropriation privée de ces biens. Finalement, cela contribuerait à soutenir les stratégies de prédation de la part d’entreprises qui créent et gèrent, sous couvert de brevets et de monopoles, une rareté artificielle portant atteinte à la santé des populations, à leur droit à la santé.