Effondrement de la livre, explosion du chômage et de la précarité, le pays de Recep Tayip Erdogan, qui faisait figure de modèle de développement dans la globalisation financière capitaliste, subit un terrible retour de bâton. Le tarissement des financements extérieurs, le renchérissement soudain des emprunts en dollars ou en euros, la gabegie de dépenses militaires minent la santé économique du pays et alimentent une crise de confiance et un début d’ébranlement politique du régime.
La crise économique et sociale ne cesse de s’aiguiser en Turquie. La livre turque est particulièrement malmenée. Elle a enregistré un nouvel accès de faiblesse, aux lendemains de la démission surprise le 22 mars dernier du président de la banque centrale, Naci Aqbal. Depuis lors, le billet vert s’échange pour plus de 8 livres. La devise a plongé du jour au lendemain de 10 % par rapport au dollar sur lequel elle avait déjà enregistré un recul de plus de 30 %, ces trois dernières années.
Le banquier central a été brutalement remercié par un président Recep Tayyip Erdogan, qui conduit son pays comme son « personnel » politique d’une main de fer. Si l’ex-banquier central fit partie jadis du cercle rapproché du chef de l’État, il avait eu le tort de décréter classiquement une hausse des taux d’intérêt dans l’espoir de juguler une inflation forte et la fuite des capitaux. Seulement cette décision avait comme corollaire une augmentation mécanique du coût du crédit et donc d’un chômage déjà endémique – il touche désormais 25 % de la population. En perte de vitesse sur le plan politique et parmi des classes moyennes de plus en plus fortement précarisées, Erdogan a décidé qu’il fallait coûte que coûte préserver l’ancienne politique expansive du crédit.
Le piège d’un certain type d’intégration
L’économiste nommé fin mars à la tête de l’institut monétaire turque, Sahap Kavcioglu, présenté comme l’un de ses plus fidèles lieutenants, s’est engagé à maintenir les taux d’intérêt au plus bas « afin de favoriser la relance et l’emploi ». L’argument est pertinent. N’est-ce pas celui auquel se sont ralliés les banquiers centraux des grandes puissances occidentales en Europe ou aux États-Unis en programmant de méga-plans de stimulation de l’activité ? Seulement la décision se heurte à une terrible contradiction. La Turquie, 19ème puissance économique mondiale, est prise au piège d’un certain type de développement impulsé pour intégrer les pays émergents à la globalisation financière capitaliste. L’équipe Erdogan s’est jetée dans cette logique avec une rare frénésie. Au point de susciter l’admiration d’une presse économique occidentale sous influence qui lui a délivré un statut de « modèle parmi les émergents », au moins jusqu’au milieu de la décennie qui vient de s’écouler.
Aujourd’hui c’est cette conception du développement qui se venge. Si elle permit de drainer des capitaux à la recherche des placements les plus lucratifs et alimenta un incontestable boom économique durant les deux dernières décennies, elle a tendu en même temps tous les ressorts d’un terrible effet boomerang. Les débouchés à l’exportation s’effondrent Car le territoire turc a été «spécialisé» durablement sur des produits plutôt bas de gamme, dont la demande subit de plein fouet les contrecoups de la crise économique amplifiée par la pandémie.
La débauche de dépenses militaires a amplifié ces graves déséquilibres structurels. Elle fut longtemps impulsée directement par l’Otan. Elève modèle, la Turquie a dépensé en 2019 près de 3 % de son PIB en équipements militaires, soit largement au-delà du seuil de 2 % exigé très bruyamment de leurs alliés européens par les stratèges successifs de l’impérialisme états-unien. Les ambitions géostratégiques du président turc ont accentué la tendance. L’année 2018 a ainsi marqué un bond de 24 % des dépenses militaires turques, selon l’IFRI (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), à un moment où Ankara impliquait toujours davantage son armée dans le conflit syrien. Un effort colossal au détriment des dépenses utiles pour les services publics, la formation, la protection sociale.
Résultat : les capitaux refluent. La livre s’écroule. Le chômage explose. Quant à la précarité déjà si largement répandue pour répondre aux critères dits de compétitivité requis par les investisseurs extérieurs, elle atteint des dimensions insoutenables touchant de plus en plus les classes moyennes, piliers du régime Erdogan. Une bonne partie des citoyens s’est objectivement appauvrie. Le produit intérieur brut par habitant qui a culminé à environ 12.000 dollars en 2014 est revenu à moins de 9000 dollars constants en 2019. Il atteindrait un peu plus de 9600 dollars en 2020 selon les projections (Source : Statista 2021).
Au plan politique la situation devient ainsi de plus en plus délicate pour le potentat turc. Face à la poussée du mécontentement le régime se raidit toujours davantage. De nouvelles fuites en avant nationalistes « ottomanes », bellicistes, anti-kurdes et ultra-autoritaire sont annoncées. Fin mars le congrès de l’AKP (parti de la justice et du développement), la formation islamo-conservatrice du président, a rendu public un manifeste musclé destiné à servir de boussole à ses partisans pour les prochaines élections, présidentielle et législatives de 2023.
Des relations erratiques avec l’UE
L’Union Européenne (UE) a pleinement participé à la dérive qui touche aujourd’hui l’économie turque. Elle s’est largement investie dans son intégration économique et financière. Elle a mis en œuvre à partir de 1996 une « Union douanière » avec son voisin oriental. Et elle lui a même longtemps laissé miroiter une véritable adhésion à l’UE. Avant de se dérober. Ce qui a contribué quoiqu’il en soit à développer des relations « euro-turques » pour le moins erratiques, aussi suivies que chaotiques, polies qu’acerbes, intenses que futiles.
De gros investissements européens ont été réalisés dans le textile, l’électroménager ou l’automobile. Avec à chaque fois cependant une caractéristique identique : dans les chaînes de productions internationales, la Turquie est cantonnée sur des secteurs à faible valeur ajoutée. Le « made in Turkey » se limite très souvent à des produits bas de gamme et peu sophistiqués à l’inverse de l’évolution que l’on a pu observer chez cet autre pays jadis « émergent » qu’est la Chine. Les fabrications turques issues de hautes technologies (informatique, pharmacie, aérospatial) ne représentent que 2,5 % des exportations du pays. Ce qui contribue à un déficit de la balance courante turque (autour de 4 % du PIB en 2019). Conjugué à ce délitement structurel l’impact de la pandémie prend une dimension d’autant plus redoutable. Elle se fait très fortement sentir sur le secteur du tourisme. Lui qui s’est beaucoup étendu ces dernières années pour peser jusqu’à plus de 5 % du PIB, a été quasiment mis à l’arrêt en 2020 et au début de 2021.
Le dossier de l’immigration fourni un autre exemple de la relation biaisée de l’UE avec la Turquie. La crise des réfugiés fuyant la guerre en Syrie et au Moyen-Orient a culminé en 2016 avec un accord passé par Bruxelles sous l’impulsion de la chancelière allemande, Angela Merkel, pour que le pays, aux premières loges géographiques de l’accueil des exilés, consente à les maintenir, voire à les séquestrer sur son territoire. Quelques 6 milliards d’euros ont été offerts par Bruxelles à Ankara sous forme de versements échelonnés.
Les migrants objets d’un sinistre marchandage
Depuis 2017, les autorités turques ont reçu 3,2 milliards d’euros de Bruxelles pour se doter de camps et autres infrastructures de rétention. Elles font valoir que leur pays abrite de loin le plus grand nombre de réfugiés venus de Syrie et du Moyen-Orient pour exiger de nouvelles rallonges. Bruxelles et Berlin se plaignent fréquemment qu’Ankara « ne respecte pas le contrat », selon la curieuse terminologie du porte-parole de la chancelière pour signifier que les autorités turques laisseraient trop d’exilés filer vers les îles grecques. Les migrants sont ainsi devenus l’objet d’un sinistre marchandage entre une U.E. qui se refuse à une politique d’accueil digne alors qu’elle en a largement les moyens et la Turquie d’Erdogan qui tire parti de cette démission des Européens pour monnayer au prix fort la sous-traitance de la forteresse européenne sur ses marges orientales. En exigeant une rétribution d’autant plus forte pour ses appointements de super-garde-frontière qu’il subit l’intensification de la crise économique et sociale à l’intérieur.
A ces difficultés devenues structurelles s’ajoute un autre problème récurrent : la Turquie ne possède pas de gisements d’hydrocarbures et doit importer pétrole et gaz pour satisfaire ses gros besoins énergétiques. Le regain actuel de hausse sur les prix de ces matières premières envenime l’inflation et exacerbe les difficultés liées à cette dépendance. La question n’est pas sans lien avec les velléités expansionnistes d’Erdogan en mer Egée et en Lybie. Au risque de provoquer des incidents graves avec ses alliés de l’Otan et singulièrement avec Athènes et Paris. Le conflit provoqué par les forages gaziers entrepris au large de chypre ou dans les eaux territoriales grecques, a pu, pour l’heure, être mis en sourdine. Mais le litige n’est pas réglé. Tout comme celui provoqué par les ingérences ouvertes d’Ankara en Lybie.
Endettement assassin en dollars ou en euros
L’écroulement de la valeur de la livre turque a durement pénalisé nombre d’entreprises ou même de particuliers turcs. Les uns et les autres avaient profité des faibles taux d’intérêts pratiqués par la Banque Centrale Européenne (BCE) ou la réserve fédérale (Fed) pour investir en s’endettant en euros ou en dollars. L’opération était intéressante quand le cours de la livre restait stable par rapport à celui de ces devises. Mais quand il s’effondre les plus grandes difficultés, voire les faillites, sont à l’ordre du jour. Car les revenus des entreprises et à fortiori des particuliers sont versés en livres. Quand elle décroche de 30 % en quelques semaines la valeur du capital a rembourser augmente mécaniquement de 30 %. Ce piège à devises occidentales « fortes », s’est refermé sur tous les pays émergents qui ont opté pour un mode de développement analogue à celui de la Turquie, de l’Argentine au Brésil en passant par l’Afrique du Sud.
De façon très symptomatique, le reflux des financements européens et internationaux est intervenu de façon concomitante aux diverses fuites en avant autoritaires, et bellicistes du potentat local. L’exacerbation de la crise politique turque, la confiscation du pouvoir par Erdogan et la répression contre les opposants, les intellectuels démocrates, les syndicalistes, les organisations et partis kurdes constituent l’autre face d’une crise économique et sociale de très grande ampleur.